CHAPITRE PREMIER
Le temps d’avant
L'enfant sage
Rien ne me prédisposait à devenir sociologue. J’étais un enfant sage au cœur d’une famille heureuse vivant dans une banlieue calme.
Lorsque je creuse mes souvenirs, une chose pourtant m’alerte : j’étais obéissant et sage, mais j’avais le tracassin. Ma mère disait que j’étais un raisonneur. Elle exprimait, il est vrai, ce reproche avec une certaine fierté, et cela devait me conforter dans mon vice.
Bien sûr, comme tout bambin conscient, je posais tout le temps des questions, mais j’attendais davantage, les réponses ne me suffisaient pas, je voulais comprendre. J’avais un flair infaillible pour repérer les contradictions et exiger des explications.
J’admirais beaucoup ma mère que je trouvais bien sûr très belle. Son visage était doux et innocent, et je m’émerveillais de ses toilettes du dimanche toujours discrètes, mais, pour le petit garçon que j’étais, le comble de l’élégance et du bon goût.
Mon père était un bel homme, assez grand, très droit, toujours bien habillé, qui perdait ses cheveux – conséquence, me disait-on, du port du casque pendant ses quatre années de guerre. Dans mes toutes premières années d’enfance, il se frisait la moustache, à la mode encore fringante de la victoire.
Il était clair à mes yeux que mon père était le chef. Mais c’était un chef bon, attentif, en adoration devant sa femme et son premier fils. Ma mère lui vouait une admiration sans faille, et pour moi, grâce à elle, il était ce héros au regard si doux dont parle Victor Hugo.
La guerre, la Grande, jouait un rôle important dans la maison. Certes, mes parents n’en parlaient jamais ensemble, devant moi en tout cas. Mais je sentais combien elle était proche. Mon père était un fils de paysan pauvre. Il avait fait trois ans de service militaire et en était sorti sergent. Après tout juste une année de répit, il était entré en guerre et n’était sorti de l’armée que cinq ans plus tard car, devenu officier, il lui avait fallu faire une bonne demi-année en plus. Envoyé en garnison dans la petite ville où ma mère avait passé ses années d’adolescence sur la ligne de front à prier pour les braves soldats, il était entré dans la grande rue du bourg, juché sur un cheval, à la tête de sa section. Les jeunes filles jetaient des fleurs. Ma mère, bien sûr, était la plus belle et il tomba fou amoureux d’elle. C'est, du moins, ce que mon raisonnement d’enfant me portait à croire. Ce que je ne comprenais pas, c’est qu’ils ne se marièrent que près de deux ans après. On m’expliqua qu’il fallait que mon père se fît une situation.
Mon père avait été trois fois blessé, et une balle l’avait transpercé de part en part. Entrée près de l’estomac, elle n’avait atteint aucun organe vital et le chirurgien avait pu l’extraire de l’autre côté. Un vrai miracle que j’avais beaucoup de mal à comprendre. Mais j’en concluais que mon père était un véritable héros, c’est-à-dire un être invulnérable. C'est ma mère qui m’avait raconté ce prodige. Il eût été indécent que je lui pose, moi, la moindre question là-dessus.
Quoi qu’il en soit, je n’eus aucune peine à résoudre mon œdipe et à m’identifier à ce père qu’elle m’offrait de tout son cœur. Mais cela ne me libérait pas de mon tracassin.

Mon premier souvenir intellectuel remonte à l’âge de quatre ou cinq ans. J’étais préoccupé par l’origine du monde, plus précisément par ce qu’il y avait avant. On me disait que c’était le bon Dieu qui avait créé le monde, et j’étais prêt à m’accommoder de cette explication. Encore fallait-il qu’on m’explique qui avait créé Dieu.
Je ne sais comment je découvris que Dieu faisait partie de l’univers. Mais comment l’univers pouvait-il avoir un début? Je n’en étais plus aux questions, je réfléchissais. Je me réfugiais dans un endroit tranquille, souvent dans le garage, avant que mon père ne rentre. Ma mère avait appris à respecter mon comportement de raisonneur. Il était défendu de me déranger quand je réfléchissais. Je ne saurais dire, bien sûr, sur quoi portaient mes cogitations, mais j’ai la vague idée que j’avais imaginé que l’univers était courbe et que cela voulait dire qu’il n’avait ni commencement ni fin.