I
L'imaginaire du complot mondial dans la culture populaire contemporaine
« On ne croit plus aux machinations des divinités homériques, auxquelles on imputait les péripéties de la Guerre de Troie. Mais ce sont les Sages de Sion, les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes qui ont pris la place des dieux de l’Olympe homérique. »
Karl R. Popper, 194821
Nous vivons à une époque où l’imaginaire du complot mondial semble se confondre avec l’imaginaire politique tel qu’il s’est mondialisé. Guerres et conflits sont toujours perçus et fantasmés à travers le prisme du complot, qui présuppose l’existence de forces obscures. On ne saurait s’étonner de constater que la croyance au complot donne l’illusion d’expliquer ou de pouvoir expliquer certains événements paraissant incompréhensibles ou inintelligibles. C'est là sa fonction principale. C'est la grande « utilité », au sens parétien du terme, de ce qu’il est convenu d’appeler la « théorie du complot » (conspiracy theory) : répondre à une demande22. Croire au complot, c’est se mettre en mesure de donner du sens à ce qui en paraît dépourvu, et qui inquiète. Or, avec l’évolution chaotisante liée à la mondialisation, l’obscurité semble s’accroître avec l’incertitude, laquelle provoque le désarroi et nourrit des angoisses. D’où l’intensification de la demande de sens, et l’extension du domaine du complot. Une extension indéfinie, sans terme assignable. Car le soupçon de complot peut se porter sur toutes les formes d’interaction humaine qui, aussi banales soient-elles, font des « perdants » ou des « victimes » : du commerce et de l’industrie à la politique internationale. Face aux dangers supposés des OGM, par exemple, l’imaginaire complotiste surgit avec la question : « À qui profite le crime ? » La réponse standardisée est bien connue : les «multinationales», c’est-à-dire les artisans et les bénéficiaires de ce qu’il est convenu d’appeler la « mondialisation libérale ». Ces derniers sont censés faire partie du cercle sans frontières des élites dirigeantes, dont le noyau dur constitue une sorte de gouvernement secret d’extension planétaire. Leurs ennemis déclarés les stigmatisent comme « les nouveaux maîtres du monde » et les accusent de vouloir instaurer, par diverses manœuvres secrètes, un « Nouvel Ordre mondial » ou encore un « Gouvernement mondial ». Ils sont dénoncés comme des « manipulateurs », voire comme des « conspirateurs », censés appartenir à des « sociétés secrètes », en réalité bien peu secrètes : la Trilatérale, le Council of Foreign Relations (CFR), le groupe de Bilderberg, le B’nai B'rith23, les Skull and Bones24, etc. Les activités occultes de ces organisations, supposées fondées sur le pouvoir de l’argent et la manipulation cynique, sont perçues par leurs dénonciateurs comme la principale cause des malheurs de l’humanité. Les accusations convergent toutes sur un même ennemi incarnant la « causalité diabolique », les États-Unis, souvent jumelés avec Israël. Sur le site du Réseau Voltaire, l’une des principales officines antiaméricaines en France, on lit cette introduction alléchante à un long compte rendu élogieux du livre d’Alexandra Robbins sur Skull and Bones :
« Au sein de la très élitiste et puritaine université de Yale sont cooptés chaque année quinze fils de très bonne famille. Ils forment une société secrète aux rituels morbides : les Skull and Bones (Crâne et Os). Tout au long de leur vie, ils se soutiennent et s’entraident face aux velléités démocratiques d’une plèbe qu’ils abhorrent. Les deux candidats à la dernière élection présidentielle, George W. Bush et John Kerry, loin d’être des adversaires, s’y côtoyaient en secret depuis trente-six ans. Alexandra Robbins a consacré aux Booners une enquête qui fait référence. Son livre est maintenant disponible en français.25»
Telle est la figure dominante dans laquelle s’est recyclé, après la Seconde Guerre mondiale, le mythe du complot des élites, des puissants ou des dominants. S'il fonctionne si bien, s’il ne cesse de trouver un public, c’est parce qu’il est fabriqué avec ce que Tocqueville appelait les « gros lieux communs qui mènent le monde »26.