PREMIÈRE PARTIE
LE BREUIL
Le jour où Monsieur le Juge, notre père, est parti pour la Tunisie, nous n'étions pas encore au Bouchot mais tout près, dans une belle maison en location, au Breuil, quartier tranquille de Marennes.
Il y avait un grand jardin avec un palmier, des lauriers-roses, des pensées sauvages, des clochettes mauves, vernissées d'eau et du muguet à profusion. Ce matin-là — c'était en avril —, j'ai entendu le bruit d'avion du moteur de la Bugatti, bleu France aux ailes noires, qu'Antoine Chenillot, garagiste dévoué à Monsieur le Juge, était en train de ranger devant le portail ouvert.
Mon grand-père, Nonno, et Zia, ma grand-tante, portent la singulière tenue des grands jours. Smoking élimé et robe en velours frappé. Zia a sur les épaules un mantelet en magnifique guipure.
Depuis le matin, Térésa, ma mère, ne parle pas. Elle a mis tous ses bijoux, qui lui viennent de sa prestigieuse grand-mère, Renata, et ses yeux sont cernés. Sa robe est laide —on dirait qu'elle fait exprès de mettre sa robe la plus laide et ses bijoux les plus beaux.
Dans un coin de la cuisine, il y a Babert Labbé.
... Béret basque sur un reste de tonsure, grosse vareuse bleue, sabots bourrés de paille, capote en toile cirée brune, Babert, d'un bout à l'autre de l'année, ne change pas de tenue. Il seconde le bedeau, chante à tous les offices, suit tous les enterrements, les mariages, les communions, les pèlerinages en car municipal organisés par l'archiprêtre Pingoin. Derrière un gros vélo hollandais, il tire sa charrette de moules et appelle les clients avec une corne en ivoire jauni. Son visage, extrêmement mobile, fendu d'une bouche à la Fernand Raynaud, n'est que rides, grimaces, oreilles décollées, pomme d'Adam faisant l'ascenseur.
Son corps fait penser à une grande sauterelle des marais.
Fanatique, doux et simplet, Babert est capable de colères épouvantables devant l'injustice et se jetterait au feu pour Térésa.
... Depuis près d'une heure — dès que les roues à rayons bicyclette de la Bugatti ont grincé sur le gravier — il répète la même phrase, en tortillant son béret basque entre les doigts :
« Bon... Eh bien, au revoir, Monsieur le Juge... »
De l'autre côté de Babert, Antoine Chenillot, en bleu de mécano, hoche la tête :
« Bon. Eh bien, il va falloir y aller, Monsieur le Juge. Le moteur chauffe bien. »
Antoine Chenillot va l'accompagner en Bugatti à la gare de Rochefort-sur-Mer. Monsieur le Juge prendra la correspondance à Bordeaux pour Marseille, où une place en première classe lui est réservée sur le Kairouan.
Sur le siège arrière de la Bugatti, il y a des valises et, sur la galerie, une malle noire avec « TUNIS » écrit à la craie blanche.
Térésa, assise sur un escabeau, tournée vers le mur, entend Monsieur le Juge dire ces mots :
« Je t'enverrai un mandat tous les mois.
— Va-t'en, dit-elle en italien. Va te ne. »
Elle commence à sortir le tabac gris de la vessie en caoutchouc à laquelle est accrochée sa loupe. Monsieur le Juge, qui a failli avancer vers elle, hésite et recule. A cause de la tabatière. A cause de Térésa.
Depuis le matin, on ne trouve pas Zino, mon frère.
« Il construit une cabane dans les bois », dit Babert.
Monsieur le Juge a posé son imperméable sur son bras droit, redressé son nœud papillon et enfoncé son chapeau sur le côté. Il porte un costume prince-de-galles, des chaussures vernies et une écharpe de soie. Antoine Chenillot répète :
« Il faut y aller, Monsieur le Juge. Avec le transbordeur, mieux vaut prévoir du temps d'avance. »
Monsieur le Juge embrasse Nonno et Zia, raides dans leurs habits de concert. Il serre la main de Babert qui incline frénétiquement son crâne tonsuré.
« Tu embrasseras les enfants pour moi », dit-il à la femme aux bijoux et au gros mégot qui tremble.


A demi étouffés sous la couverture grise, coincés entre la malle sanglée de fils de fer, accrochés l'un à l'autre et l'un et l'autre sur le porte-bagages arrière, Zino et moi retenons notre souffle.
« Quand il s'apercevra que nous sommes là, il nous emmènera sur le bateau. Nous serons loin. Il ne pourra pas nous abandonner. »
Avec le temps, je ne sais plus très bien si nous avons employé exactement ces mots-là. Zino est un enfant très doux, aux cils immenses. Il parle très peu. J'ai un an de moins que lui. On nous appelle pourtant les jumeaux. Nous ne nous quittons jamais. Depuis le matin, il a organisé notre fugue. Aussi, dans un vieux cartable, a-t-il rassemblé nos jouets préférés : ma poupée de son et, au dernier moment, il a voulu emporter Martin l'ours, cadeau de Térésa quand il avait trois ans. Dans le petit panier du goûter, il a mis mes sandales d'été car il a entendu parler de « sirocco », « vent du désert », « soleil de plomb ».