PREMIÈRE PARTIE
Point de Bayeux
« Moi aussi, j’aime ces villes endormies. Mais quand je les vois, l’envie me vient de les réveiller. J’ai la manie de remonter les pendules, de les remettre à l’heure, de ranger les choses qui traînent, de faire reluire ce qui est terni, d’éclairer ce qu’on a obscurci, de réparer et nettoyer les vieux jouets de la civilisation relégués dans les combles. »
VALERY LARBAUD, Allen.
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Les yeux dans un verre
Bayeux, vendredi 29 août 1997
« Un premier poste, c’est toujours un peu du Simenon. »
Wandrille, ce play-boy creux et insignifiant, n’avait rien trouvé d’autre à dire. Du Simenon : il veut dire cafés du coin jaunes et enfumés, toile cirée rouge avec des fleurs, pipe dans le cendrier, habitués au comptoir. Il ne se trompe pas. Sauf qu’il n’a même jamais dû lire un Maigret. Il s’est contenté du cinéma, ou de Jean Richard à la télévision. Pauvre Wandrille. Comme il lui manque. Avec son beau prénom, aussi réussi que le sien. Pénélope et Wandrille. Quel plaisir d’avoir des parents cultivés. On en souffre toute sa vie.
À la terrasse du « Petit Zinc », un restaurant devant la cathédrale, Pénélope, seule, les deux coudes sur le bois de la table – sans toile cirée –, déplie avec un soupir le numéro du jour de La Renaissance du Bessin. Elle n’attend même plus le prétendant. Ici ! Les deux tours qui encadrent le portail sont les plus austères, les plus monumentales de France, un massif de pierre grise, infranchissable, roman.
Elle n’a même pas pu pousser la porte pour entrer dans la nef. Elle se sent triste. Une héroïne d’opéra abandonnée, une Traviata qui a pris du sirop contre la toux, une Médée sans enfants, une Carmen sans amour, une Somnambula aux yeux ouverts. Elle se trouve vieillie de dix ans en un seul voyage Paris-Bayeux. En page 2, on raconte son intronisation, ses trompettes d’Aïda. Avec sa photo en vignette, un noir et blanc baveux, qui traduit son sourire crispé en points de suspension.
« Je suis vraiment trop laide. Ils auraient pu attendre que j’enlève mes lunettes, les chiens. La seule chose que je puisse faire ici : perdre huit kilos, me faire prescrire de bonnes lentilles de contact, voir si des lentilles de couleur ça se remarque ou non, essayer de changer de coiffure, non, pour ça j’irai plutôt à Paris, jeter tous mes chemisiers à rayures du temps de l’École du Louvre, m’inscrire dans une salle de gym, faire des UV si je trouve un institut… De toute façon, ça n’est pas dans ce trou que je vais arriver à me caser. Quelle triste vie, pauvre Péné, trois ans de préparation, le concours le plus difficile de France – une fournée de douze conservateurs du patrimoine, pour tout le pays, dont cinq conservateurs de musées, c’est assez peu. Quand on pense aux trois cents polytechniciens qui défilent chaque année –, une thèse commencée, en égyptologie, que je ne finirai jamais dans ce gros bourg à vaches, un stage brillantissime au Louvre en plein dans mon secteur, l’art copte, tout ça… pour finir ici. »
Devant elle, la cathédrale. Pénélope tremble. Le monument lui fait peur, elle ne sait trop pourquoi, un vague souvenir enfoui dans les ronces et les racines. Un souvenir qui sent la cave, l’humus et l’humidité. Cette cathédrale ou une autre…
Non, c’est une certitude, c’est elle, cette façade romane, qui lui donne des frissons, une angoisse vague, incontestable. Elle boit son café et en redemande une tasse. Il faut reconnaître qu’il est bon, un vrai café italien ; on se fait de fausses idées sur nos campagnes. Pénélope se ressaisit. Argumentation en trois points, comme sa dissertation pour le concours des conservateurs : hypothèse, objection, conclusion sans conviction. Ce qu’il faut démontrer : son autre vie continue, à Paris. Il suffit d’y retourner pour redevenir une autre – et puis, elle est ici encore plus anonyme qu’ailleurs. Cette nouvelle existence est une chance. Un premier poste, ça dure trois ans. Elle pourrait louer une cabane au bord de la mer. Parmi les annonces du journal, elle en a vu une assez tentante, dans un village qui s’appelle Saint-Côme. À dix minutes en voiture du centre de la ville. Ouvrir ses volets le matin et voir les vagues, cela console de tout.
Bayeux ne se donne peut-être pas au premier jour. Il faudra voir, visiter les environs, respirer le bon air. Ce journaliste de La Renaissance a tout compris. La Renaissance, c’est un titre splendide, elle le prend comme un présage. Sa « Renaissance du Bessin » à elle, avec les génies qu’elle ne va sans doute pas tarder à découvrir, son Léonard, son Michel-Ange, son Raphaël… Elle déchire l’article et le plie dans son portefeuille tout neuf, un cadeau de Wandrille, le jour de son départ, hier en fait, le fin fond du passé, l’époque pré-romane, les âges obscurs, la nuit des temps qui se cache derrière les pierres. Elle attendra que Wandrille vienne la voir pour entrer, à son bras, dans la cathédrale de Bayeux.