PREMIÈRE PARTIE
UNE NOUVELLE REPRÉSENTATION DE LA VIE SOCIALE
De la société à l'action sociale
La sociologie classique
La sociologie s'est constituée comme l'idéologie de la modernité. Parfois, dans la tradition positiviste, comme justification de dirigeants éclairés, militaires ou civils, par exemple au Brésil ou en Turquie ; plus rarement comme expression de la montée de nouvelles couches sociales, ainsi en France où, depuis Durkheim, beaucoup ont rapproché sociologie et socialisme ; le plus souvent, avec l'école parsonnienne en particulier, comme idéologie du centre, de l'intégration sociale et de l'identification d'une société nationale à la modernité. C'est pourquoi la sociologie s'est définie spontanément comme l'étude de la société, acceptant même que ce mot s'entende comme la société moderne, par opposition à la « communauté », type d'organisation définissant les sociétés anciennes. Ce passage du pluriel au singulier est clair : se délivrant de ses particularismes géographiques, culturels et sociaux, l'humanité avance vers une société fonctionnant en conformité avec des valeurs et des normes universelles : celles de la Raison, qui sont aussi celles de la production et du droit.
Cette identification de l'ordre et du mouvement, de la modernisation et de l'organisation sociale, ne fut guère mise en doute. Même ceux qui critiquaient la société moderne – qu'ils appelaient plutôt capitaliste – imaginaient, au-delà du renversement de ce type injuste et irrationnel d'organisation sociale, l'avènement d'une société rationnelle. Pourtant, malgré ce consensus, quoi de plus difficile à comprendre que cette idée d'une société moderne, définie par sa capacité de transformation et de rationalisation ? Comment un ensemble défini par son mouvement incessant, par son progrès, peut-il constituer en même temps un système stable, intégré, capable de maintenir ses grands équilibres et son organisation interne, doué même de mécanismes de régulation ? La sociologie classique ne peut pas répondre à cette question, et l'idée de conscience collective apporte ici plus d'obscurité que de clarté. En réalité, ce que cette sociologie nomme société n'est que la confusion d'une activité sociale, définissable en termes généraux – comme la production industrielle ou le marché –, et d'un État national. L'unité de la société est celle que lui donne et qui lui impose un pouvoir légitime. Ses frontières ne sont pas théoriques, mais réelles : celles des postes de douane. La société est le pseudonyme de la patrie.
La sociologie européenne classique, comme celle des pays en développement au xxe siècle, n'étudie que des ensembles mixtes : à la fois sociaux et politiques, à la fois society et polity. Et souvent les systèmes sociologiques ont joué le rôle d'idéologies d'intégration nationale. Tout récemment, la sociologie parsonienne, dernière grande construction de la sociologie classique, fut le miroir des États-Unis à l'apogée de leur puissance et de leur hégémonie. Le résultat principal de cette nature de la sociologie classique est qu'elle n'a laissé que peu de place à l'idée d'action sociale. Plus on parle de la société, moins on parle des acteurs sociaux, puisque ceux-ci ne sont conçus que comme les porteurs des attributs propres à la place qu'ils occupent dans le système social : selon qu'ils sont au centre ou à la périphérie, en haut ou en bas, ils participent plus ou moins aux valeurs de la modernité. De manière plus complexe, leur comportement est expliqué par le degré de correspondance entre leurs rôles, ou par la forte ou faible intégration des valeurs, des normes et des formes d'organisation de la société. L'éducation traduit bien cette conception de l'action : le bon élève, comme le bon enseignant, sont impersonnels ; ils s'identifient à la Raison, et ce qui résiste à celle-ci est l'irrationalité des passions. Entre la Raison universelle et les forces ou les idéologies qui s'opposent à elle, l'acteur n'existe pas. D'où la nécessité de le former, de le guider, voire de le contraindre et, si nécessaire, de le réprimer. Les acteurs de la sociologie classique ne sont définis que comme favorisant le progrès ou lui résistant. Nicos Poulantzas a porté à l'extrême cette conception traditionnelle en exigeant une séparation complète des situations sociales, seules importantes à analyser, et des acteurs. De son côté, l'historiographie associée à cette conception de la société – dépassant l'idée de civilisation, d'histoire naturelle d'ensembles qui naissent, grandissent, vieillissent et meurent – a donné une importance centrale à l'idée de progrès, à la formation de la société moderne et des États nationaux ; cela, tout en passant peu à peu d'une inspiration romantique, confiante envers la volonté créatrice des individus et des nations, à une vision moins dynamique, où l'état de l'infrastructure détermine celle des forces politiques et des représentations culturelles. L'acteur, d'abord recouvert par la légende des siècles, se trouve ensuite écrasé par le déterminisme économique.