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De tous les clubs situés à Pall Mall, le Cricket and Reading Club est, de très loin, le plus authentiquement anglais.
C'est ce que Henry Garfield, le majordome en chef de cette respectable institution, se disait tous les matins depuis près de dix-sept ans qu'il aérait lui-même la Coffee Room vers dix heures moins le quart; avant que n'arrivent les premiers membres. Qu'importait cependant, ce matin-là, le mystère du Cricket and Reading Club, fût-il celui de Sa Gracieuse Majesté. Garfield soupira, l'air catastrophé, en ouvrant les grandes fenêtres. « On crève de chaud, Dieu de Dieu, et par la Reine et tous les petits rois, jamais vu ça ! »
L'odeur de cuir rassis et de havane froid qui s'échappa à ce moment de la Coffee Room était certes inimitable tout comme était unique en son genre la silhouette frêle d'un des habitués du lieu, Sir Stephen Charles Pryce, vieux pédophile à l'élégance vestimentaire recherchée jusque dans le port de chemises blanches aux cols élimés et de boutons de manchettes en os de seiche. Mais cette odeur — un mélange assez simple du cuir d'Ecosse des fauteuils du salon de lecture et de celui des reliures de l'édition originale des Parliamentary Acts, à quoi s'ajoutait un soupçon de cigare écrasé — cette odeur et la vieille et indigne tapette de la Chambre des Lords pouvaient, en cherchant bien, se retrouver dans l'East India ou dans le Traveller's Club. Telles sont les traditions si chères à la glorieuse Angleterre. Tous les clubs et tous les Garfield finissent, à force de ne ressembler à rien de la société d'aujourd'hui, par se ressembler entre eux, c'est-à-dire à ressembler, à première vue, pour un œil mal exercé et un peu critique comme l'est celui d'un Français expatrié, à l'image arrêtée d'un monde en pleine ascension victorienne. Du Garrick à l'Atheneum, du Sporting à l'Arts Club, tous les Pimm's ne se valent-ils pas ? Celui du Garrick était, certes, de quarante pence plus cher que les trois autres. Quant à la tranche de concombre du Sporting Club, elle n'était pas épluchée, et rendait un peu plus indigeste encore cette infâme boisson devenue à la mode, des nuits tourmentées du Heaven aux sacro-saintes courses d'Ascot.
Henry Garfield avait, avec les années, pris très au sérieux son rôle de grand ordonnateur de l'ennui britannique et avait fini, dans son impeccable costume noir des pompes funèbres, par se croire aussi indispensable à la réputation de la maison qu'à la préparation du Pimm's à la Cricket. L'arrivée, ce matin, d'une soudaine canicule sur Londres le renforça, un peu plus, dans sa certitude qu'il était vraiment le seul à pouvoir décider de l'aération de la Coffee Room. Il referma, l'air satisfait, la porte du saint des saints derrière lui et alla remonter l'horloge du grand hall avant qu'elle ne sonne les coups de dix heures.
Si le Cricket and Reading Club était si singulier, s'il faisait tant rêver ceux qui n'y avaient jamais mis les pieds et l'orgueil de ceux qui venaient, comme Philippe Hartinger, d'en chausser les destinées, c'était principalement en raison de son règlement : un règlement parfaitement arbitraire, imaginé en 1858 par l'un de ses tout premiers membres, Sir Anthony Panizzi, alors Principal Librarian auprès du British Museum. Tout candidat à l'inscription devait pouvoir justifier, à travers une déclaration faite sur l'honneur, d'un amour de principe aussi grand pour le jeu de cricket que pour la lecture. « Ce qui est tout de même difficile pour un être normalement constitué et amoureux de la vie », reconnaissait bien volontiers le Duc de Burlingham Balfour, l'un des membres les plus en vue et les mieux argentés du Cricket. Quant aux détenteurs des patronymes bien ordinaires de la langue anglaise, les Adams, Alexander, Anderson, Bailey, Black, Brown, Burton, Campbell (et la liste dressée dans le règlement n'en dénombrait pas moins de cinquante-neuf, avec un interdit tout particulier jeté sur les Smith), il leur était simplement impossible de faire acte de candidature. On ne savait ce qui avait pris Panizzi et pourquoi cet interdit jeté sur les honnêtes gens aux noms les mieux partagés des îles Britanniques. Un égarement dû à la boisson, une vengeance personnelle, une revanche à prendre sur une mère haïe du nom de Smith, tout avait été avancé, rien n'était assuré et, en attendant, pour bien marquer sa singularité sur les autres clubs, le règlement avait été conservé à travers les saisons et les âges. Le célèbre égyptologue Howard Carter en avait fait les frais en 1923. Pourtant présenté par le très respecté, et lui-même membre du Cricket, Lord Carnarvon, pour qui il venait de découvrir la tombe de Toutânkhamon, ce dont le monde entier avait entendu parler, il fut, sans plus de considération pour ses mérites et sa formidable gloire, renvoyé dans ses chers mastabas par le comité des Trustees.