I
Une certaine confiture
Jean LACOUTURE : Lorsque je vous écoute, le matin, sur France Inter, je crois reconnaître dans votre journalisme celui qui a été le mien : un journalisme de prospective, dont l’ambition fondamentale est d’associer un projet à un constat. Nous sommes voués au constat mais nous sommes, vous comme moi, Bernard, mus par un projet vers lequel nous tendons et qui transparaît irrésistiblement dans ce que nous faisons.
J’aurai fait tout mon parcours en pensant que l’objectivité est une balançoire, que rien n’est moins objectif qu’un être humain et que, devant toute situation, journaliste ou pas, notre subjectivité est essentielle. Elle est nous-même quand vous parlez, sur Inter, de l’Europe ou du Proche-Orient, quand nous couvrions, hier, pour Le Monde, vous la fin du communisme, moi la décolonisation. Nous n’enregistrons rien qui ne passe par le filtre de la subjectivité. Nous sommes devant l’arbre et notre cueillette tend vers une certaine dégustation, une certaine confiture. Dans la cueillette du fruit, notre geste n’est pas innocent. Il tend vers un horizon que nous essayons d’atteindre, portés par une espérance ou un projet. Je crois que notre journalisme, celui que j’ai vécu, que vous vivez en pleine force, ne se veut pas seulement d’enregistrement et de transmission.

Bernard GUETTA : Si notre journalisme, disons le mot, est engagé, encore faut-il savoir ce qui nous «fait courir ». Pour ma part, c’est la peur qui me fait écrire.
J’ai une telle peur du chaos et de la barbarie qu’il porte en lui, une telle détestation de la furie révolutionnaire, de ces chocs sanglants dont l’injustice accouche immanquablement, que je ne peux ni ne veux dissocier le journalisme d’une volonté d’éclairer la route vers plus d’harmonie, vers la perception des raisons de l’autre et ces permanentes concessions réciproques qui, seules, préviennent les guerres.
« Il a trop lu Tintin », diront les plus gentils, et c’est vrai : je l’ai beaucoup lu. «Il aurait dû se faire Casque bleu, pas journaliste », diront d’autres mais j’assume ce volontarisme qui aura, de toute manière, imprégné tous mes papiers.
Je n’ai pas été neutre entre le communisme et la liberté. J’ai délibérément, passionnément soutenu, vingt ans durant, l’héroïsme des dissidents puis l’entreprise de démocratisation de Mikhaïl Gorbatchev, voulu faire voir l’espoir qu’ils portaient, leurs forces, leurs faiblesses et la nécessité de les accompagner.
Je ne suis pas non plus neutre sur la construction européenne dont je défends, bec et ongles, la poursuite, l’approfondissement et la marche vers une union fédérale, aussi indispensables à l’affirmation des valeurs et du poids de l’Europe qu’à l’équilibre international.
Je ne prends pas seulement parti, dans les conflits du Proche-Orient, contre la régression islamiste et pour tous ceux qui tentent, en Israël, en Palestine et dans le monde arabe, d’œuvrer à un compromis, si boiteux soit-il. Je m’y engage aussi – ce qui est beaucoup moins consensuel – pour l’entrée de la Turquie en Europe ou contre l’idée, tellement absurde, qu’il y aurait incompatibilité entre l’islam et la démocratie.
Je me réclame, oui, d’un parti pris de la conciliation, d’un journalisme engagé qui ne peut que s’appuyer sur les faits, qui ne doit pas les cuisiner pour servir une cause mais doit les dire, au contraire, pour montrer qu’il y a, là-bas, tout au bout de ce noir tunnel, une petite lumière, vacillante, incertaine, presque imperceptible mais vers laquelle marcher.
C'est cette lueur d’espoir qui m’intéresse et non pas les seuls faits, leur seule description objective, froide et toujours si accablante qu’elle n’incite qu’à s’asseoir, pleurer et oublier. Cela ne se dit pas mais, en eux-mêmes, les faits ne m’intéressent pas…

J.L. : … Bernard ! Je n’aurais pas osé le dire, bien que…

B.G. : … Bien que vous ne soyez pas loin de vous le dire aussi… Je n’ai de passion, disais-je, à traquer les faits, à aller voir, interroger, gratter les apparences, lire, réfléchir, croiser les sources, je n’ai le feu sacré de l’enquête que si je crois pouvoir contribuer, au bout du compte, à éclairer les voies d’une sortie de crise, à défricher les chemins du compromis précaire qui en préparera d’autres.