Six parmi six millions
Entretien avec Daniel Mendelsohn
Alain Finkielkraut – Nous sommes reconnaissants à Daniel Mendelsohn d’avoir rendu la mémoire à la mémoire de la Shoah. Cette mémoire devient un morceau d’éloquence, une figure imposée, un exercice machinal, une ritournelle bien-pensante, un rappel périodique et emphatique des valeurs démocratiques de tolérance, de respect, d’égalité entre les hommes, bref une abstraction que ne conjurent pas mais que confirment, qu’aggravent même, avec les meilleures intentions, les voyages éducatifs sur les lieux de l’horreur. Telle est la rançon de la gloire. La mémoire a triomphé de l’oubli mais dans quel état, et à quel prix ? Au prix précisément de l’oubli de toute perception des vies et des morts individuelles. « Chaque homme, écrivait Michelet, est une humanité, une histoire universelle et pourtant cet être en qui tenait une généralité infinie, c’était en même temps un individu spécial, un être unique, irréparable, que rien ne remplacera. Rien de tel avant, rien après. Dieu ne recommencera point.  Il en viendra d’autres, sans doute. Le monde qui ne se lasse pas amènera à la vie d’autres personnes, meilleures peut-être, mais semblables, jamais, jamais. » Dans son livre, dont le sous-titre A Search for Six of Six Million a mystérieusement disparu de la traduction française, Daniel Mendelsohn nous donne accès par l’intelligence et par la sensibilité à l’irréparable avec un tact, une précision, une patience, une piété, une méticulosité sans pareil. Nous lui savons gré, nous lui sommes redevables d’avoir délaissé, pour ce « jamais, jamais » de Michelet, le mécanique « Plus jamais ça ! » des cérémonies officielles. Nous sommes quelques-uns à nous sentir coupables de n’avoir pas su, comme lui, chercher, interroger, voyager inlassablement afin d’arracher, ne fût-ce que pour notre gouverne, les morts sans sépulture que nous n’avons pas connus mais dont le sang coule dans nos veines, à cette variante de l’oubli qu’est la mémoire globale. Peut-être cependant y fallait-il des circonstances, voire une élection particulière. Votre livre, Daniel Mendelsohn, commence ainsi : « Jadis, quand j’avais six, sept ou huit ans, il m’arrivait d’entrer dans une pièce, et que certaines personnes se mettent à pleurer. » Je voudrais que vous commentiez cette extraordinaire entrée en matière.


Daniel Mendelsohn – Je voulais signifier, d’emblée, qu’il ne s’agissait pas d’un ouvrage d’histoire, mais d’un livre personnel, et préciser les thèmes orchestrés par ce livre : la mémoire, le passé de ma propre famille, et aussi les larmes, car c’est un livre plein de larmes. Il s’agit d’une tragédie, d’une histoire sans fin – car les membres de ma famille ont été privés de fin par leurs meurtriers. Le livre ne traite pas de l’Holocauste ; il est sous-tendu par une question : à quelle connaissance de l’Holocauste peut-on prétendre ?


A. Finkielkraut – Pourquoi les membres de votre famille pleuraient-ils lorsqu’ils vous voyaient ?


D. Mendelsohn – Dans les familles juives, lorsque l’enfant, pour la première fois, rencontre ses grands-parents, il est accueilli avec joie, célébré, embrassé. Or, dans mon cas, c’était le contraire qui se produisait : lorsque j’arrivais, on fuyait, en larmes, dans une autre pièce. La raison en était que je ressemblais à mon grand-oncle dont, à l’époque, j’ignorais toute l’histoire. Je ne comprenais donc pas pourquoi je provoquais de telles réactions. Situation énigmatique qui m’intriguait. Au fil des années, j’accumulais des éléments pour reconstituer cette vie et éclairer l’attitude de mes proches à mon endroit, mais les données demeuraient lacunaires et par là même augmentaient, épaississaient le sentiment d’un mystère. J’ai alors décidé de mener l’enquête.


A. Finkielkraut – Après cette scène inaugurale, un autre épisode est décisif, celui de votre bar-mitsva : « Ce samedi après-midi-là, quand ma voix a déraillé si atrocement, la bar-mitsva, qui était le point culminant de l’éducation juive un peu avortée que j’avais reçue, c’est elle qui m’a rendu curieux au sujet de ma famille juive, m’a fait commencer à poser des questions. Naturellement, j’avais toujours été curieux, comment aurais-je pu ne pas l’être, moi dont le visage rappelait à certaines personnes quelqu’un qui était mort depuis longtemps ? L’intérêt fervent pour la généalogie juive qui est devenu un hobby et, par la suite, presque une obsession, est né ce jour d’avril. »