AIE PITIÉ DE MOI, MON ÂME !
Pourquoi pleures-tu, mon Âme?
Connais-tu ma faiblesse?
Tes larmes me frappent fort et me font mal,
Car j’ignore mes torts.
Jusqu’à quand pleureras-tu?
Je n’ai que des mots humains
Pour interpréter tes rêves,
Tes désirs et tes commandements.
Regarde-moi, mon Âme; j'ai
Consumé ma vie entière à respecter
Tes enseignements. Vois combien
Je souffre ! J’ai épuisé ma
Vie à te suivre.
Mon cœur a glorifié le
Trône, mais il est désormais tombé en esclavage ;
Ma patience était une compagne, mais
Désormais elle lutte contre moi;
Ma jeunesse était mon espoir, mais
Désormais elle réprimande ma négligence.
Pourquoi, mon Âme, exiges-tu tout?
J’ai renoncé au plaisir
Et j’ai délaissé la joie de vivre
En suivant la voie que tu
M’as incité à suivre.
Sois juste avec moi, ou appelle la Mort
Pour me désentraver,
Car la justice est ta gloire.
Aie pitié de moi, mon Âme.
Tu m’as chargé d’un Amour si grand que
Je ne puis plus porter ce fardeau. L'Amour et
Toi êtes des puissances inséparables; la Matière
Et Moi sommes des faiblesses inséparables.
La lutte cessera-t-elle jamais
Entre le fort et le faible ?
Aie pitié de moi, mon Âme.
Tu m’as fait voir la Fortune hors d’accès
De mon étreinte. Toi et la Fortune séjournez
Au sommet de la montagne ; la Misère et Moi sommes
Tous deux abandonnés dans le creux de
La vallée. La montagne et la vallée
S'uniront-elles jamais?
Aie pitié de moi, mon Âme.
Tu m’as montré la Beauté, mais tu me l’as
Ensuite dissimulée. La Beauté et Toi vivez
Dans la lumière; l’Ignorance et Moi sommes
Liés ensemble dans les ténèbres. La lumière
Envahira-t-elle jamais les ténèbres?
Tu aspires au Jugement dernier,
Dont tu te réjouis avant l’heure;
Mais ce corps souffre en cette vie
Ici-bas.
Telle est, mon Âme, la déconvenue.
Tu te hâtes vers l’Éternité,
Mais ce corps va lentement vers
La mort. Tu ne l’attends pas,
Et il ne peut aller vite.
Telle est, mon Âme, la tristesse.
Tu t’élèves, attirée par
Les cieux, mais ce corps retombe à cause de
La pesanteur de la terre. Tu ne le consoles
Pas, et il ne t’apprécie pas.
Telle est, mon Âme, la douleur.
Tu es riche dans la sagesse, mais ce
Corps est pauvre dans l’entendement.
Tu ne transiges pas
Et il n’obéit pas.
Telle est, mon Âme, l’extrême souffrance.
Dans le silence de la nuit tu visites
La Bien-aimée et tu aimes la douceur de
Sa présence. Ce corps reste toujours
La victime amère de l’espoir et de la séparation.
Telle est, mon Âme, le supplice angoissant.
Aie pitié de moi, mon Âme !
DEUX ENFANTS
Un prince se tenait sur le balcon de son palais et haranguait une grande foule mandée pour l’occasion : « Laissez-moi vous présenter, ainsi qu’à cette nation bienheureuse tout entière, mes félicitations pour la naissance d’un nouveau prince qui portera le nom de ma noble famille, et dont aurez raison d’être fiers. Il est le nouveau dépositaire d’une grande et illustre lignée, et de lui dépend l’avenir radieux de ce royaume. Chantez et soyez heureux ! » Les voix du peuple, pleines d’allégresse et de reconnaissance, submergèrent les cieux de chants capiteux, accueillant le nouveau tyran qui mettra le joug de l’oppression sur leurs nuques en gouvernant le faible d’autorité cruelle, en exploitant leurs corps et en tuant leurs âmes. Le peuple chantait et buvait avec exaltation à la santé du nouvel Émir, qui leur imposerait cette destinée.
Un autre enfant vint au monde dans ce royaume au même moment. Tandis que les foules glorifiaient le fort et se rabaissaient en chantant des louanges au despote potentiel, et tandis que les anges des cieux s’affligeaient de l’impotence et de la servitude du peuple, une femme malade pensait. Elle vivait dans une vieille masure désolée, et, couchée sur sa dure paillasse à côté de son enfant nouveau-né enveloppé de langes en guenilles, elle se mourait de faim. C'était une jeune femme indigente et malheureuse dédaignée par l’humanité; son mari était tombé dans un traquenard mortel mis en place par l’oppression du prince, laissant une femme seule à laquelle Dieu envoya, cette nuit-là, un minuscule compagnon pour l’empêcher de travailler et de subsister.
Tandis que la foule se dispersait et que le silence s’était rétabli alentour, la femme misérable posa son enfant sur son giron; elle regarda le visage de son nourrisson et sanglota comme si elle le baptisait de ses larmes. Et d’une voix affaiblie par la faim, elle dit à son enfant : « Pourquoi as-tu quitté le monde spirituel et es-tu venu partager avec moi l’amertume de la vie terrestre? Pourquoi as-tu déserté les anges et le firmament infini, et pourquoi es-tu venu sur cette misérable terre des hommes, emplie d’angoisse, d’oppression et d’inhumanité? Je n’ai rien d’autre à t’offrir que des larmes; te nourriras-tu de larmes au lieu de lait? Je n’ai pas d’habits de soie à te mettre; mes bras nus et tremblants t’apporteront-ils assez de chaleur? Les petits d’animaux paissent dans les prés et rentrent à l’abri dans leur étable; les petits oiseaux picorent les graines et dorment calmement entre les branches. Mais toi, mon chéri, tu n'as qu'une mère aimante mais sans ressources. »