PREMIÈRE PARTIE
Les idées sur la domestication
Chaque fois que nous entendons dire : de deux choses l’une, empressons-nous de penser que, de deux choses, c’est vraisemblablement une troisième.
Jean Rostand, Esquisse d’une histoire de la biologie.
Chapitre premier
Heurs et malheurs
de la notion de domestication
De l’idée au mot de domestication
A partir de la domestication du chien, attestée dans l’aire péri-arctique et en Europe centrale et occidentale entre 15 000 et 13 000 ( ?) ans av. J.-C, et au Moyen-Orient entre 10 000 et 8 000, les premières domestications d’animaux vont se succéder à un rythme soutenu durant les derniers millénaires de l’ère préhistorique : chèvre entre 7500 et 7000, mouton vers 6500, porc entre 6500 ( ?) et 6000, bœuf entre 6300 (en Syrie) et 6000 (au Pakistan), âne vers 3500, chat entre 3500 (en Méditerranée) et 2000 (en Égypte), dromadaire vers 3000 ( ?), cheval vers 3000 (peut-être même avant), etc.1.
Il est raisonnable de penser que, dans le contexte culturel du Néolithique, marqué par de profondes innovations, notamment par l’« invention » de l’agriculture et de l’élevage, ceux de nos ancêtres qui réalisèrent ces premières domestications devaient avoir quelques solides idées pratiques et même théoriques sur la question, car, écrit justement Claude Lévi-Strauss, « pour transformer […] une bête sauvage en animal domestique, faire apparaître chez [elle] des propriétés alimentaires ou technologiques qui, à l’origine, étaient complètement absentes ou pouvaient à peine être soupçonnées […], il a fallu, n’en doutons pas, une attitude d’esprit véritablement scientifique, une curiosité assidue et toujours en éveil, un appétit de connaître pour le plaisir de connaître, car une petite fraction seulement des observations et des expériences (dont il faut bien supposer qu’elles étaient inspirées, d’abord et surtout, par le goût du savoir) pouvaient donner des résultats pratiques et immédiatement utilisables2. »
La même remarque s’applique a fortiori à tous les peuples qui, ensuite, de l’Ancien au Nouveau Monde, pratiquèrent, sous une forme ou sous une autre, à plus ou moins grande échelle, l’élevage des animaux. Tous savaient ce qu’étaient des animaux domestiques et possédaient des mots pour les désigner, individuellement et collectivement. Certains de ces peuples, notamment ceux du Moyen-Orient ancien (Égyptiens, Mésopotamiens, Perses, Hébreux, Hittites), semblent même avoir développé des élevages et des savoirs techniques pastoraux assez élaborés, dont témoignent abondamment, par exemple, les tablettes sumériennes, babyloniennes et assyriennes3.
L’apport de l’Antiquité gréco-romaine apparaît en revanche assez modeste. Non que l’élevage n’y fût pas pratiqué4. Mais cette activité n’a pas suscité de réflexion comparable en quantité et en qualité à celle qui s’exerça alors dans tant d’autres domaines : on ne relève aucun ouvrage de synthèse notoire en langue grecque et les travaux des rares agronomes latins (Varron, Columelle) apparaissent relativement mineurs5. Les grands auteurs se révèlent aussi très décevants à cet égard. Uniquement préoccupés de l’altérité et de l’élévation de l’âme humaine, Platon (428-348 av. J.-C.) et les platoniciens méprisèrent les animaux et réprouvèrent comme « communs » les métiers qui plaçaient l’homme à leur contact. La contribution de la monumentale Histoire des animaux d’Aristote (384-322 av. J.-C.) à la connaissance des espèces domestiques représente au total assez peu de chose au regard de l’immensité de l’œuvre de ce philosophe encyclopédiste avant la lettre. La même remarque peut être faite à propos de l’Histoire naturelle en trente-sept livres, véritable encyclopédie des connaissances théoriques et pratiques de l’Antiquité, due au naturaliste romain Pline l’Ancien (23-79 ap. J.-C.). Quant à Hippocrate (460-377 av. J.-C.), dont le Corpus hippocraticum révolutionna la médecine humaine, il ne se risqua que très rarement, et encore avec réticence, dans le domaine vétérinaire6. Seuls quelques hippiatres romains, byzantins et grecs – tel Xénophon (430 ?-352 ? av. J.-C.) dont le traité De l’équitation reste un des monuments de la littérature équestre – mériteraient de retenir ici l’attention7.