PREMIÈRE PARTIE
Archéologie
Liminaire
Multiculturalisme et polythéisme des valeurs
L'idéal multiculturaliste structure aujourd'hui de multiples réflexions, notamment nord-américaines, sur l'avenir des sociétés démocratiques. Quels que soient les formes et les accents en réalité très divers que cet idéal peut prendre, il est centré sur une conviction : les sociétés humaines seront ou seraient d'autant meilleures qu'elles constitueront ou constitueraient des sociétés culturellement pluralistes. Le fait, certes, n'est pas douteux : les grandes sociétés contemporaines, notamment la plupart des sociétés démocratiques, sont, pour des raisons diverses tenant à leur origine ou à leur histoire, des sociétés multiculturelles. Pour autant, qu'est-ce qui peut permettre au juste de passer du fait au droit, de la constatation d'une donnée à la définition d'un idéal ou d'une exigence ? Assurément la différence des cultures, en tant que fait, ne constitue-t-elle rien qui, comme telle, doive heurter une sensibilité démocratique, ouverte par définition à la pluralité. Au demeurant, s'il fallait parler en termes de sensibilité, n'hésiterait-on nullement à exprimer ici la plus grande défiance, pour ne pas dire plus, à l'égard de toutes les politiques restrictives en matière de droits des immigrés, et l'horreur la plus absolue à l'égard de toutes les entreprises d'homogénéisation ethnico-culturelles. Cela posé, l'interrogation commence une fois que l'on a précisément reconnu et accepté la différence des cultures en tant que fait : de cette reconnaissance et de cette acceptation, s'ensuit-il, compte tenu notamment des questions repérées dans notre avant-propos, que le genre de société qu'il nous faille perpétuer ou créer à partir de cette diversité soit tenu de se définir par la conviction qu'une telle diversité doit absolument être érigée en valeur, c'est-à-dire qu'elle doit être préservée, défendue, voire creusée, en tout cas cultivée — au sens où la culture qu'il nous faudrait viser serait une culture de la diversité comme telle ?
Prévenons un malentendu possible : à cette question, les auteurs de cet essai ont spontanément tendance, comme fort heureusement la plupart d'entre nous, à répondre par l'affirmative, dans la mesure où le programme antithétique de l'éradication des différences, de l'homogénéisation du divers, de la réduction de l'autre au même ne rencontre aucune de leurs sympathies ni intellectuelles, ni politiques, ni même affectives. Le refus de la diversité culturelle comme idéal exprimant en réalité le plus souvent, de manière mal déguisée, un rejet pur et simple du fait même de la diversité, nous aurions toutes les bonnes raisons démocratiques de conclure sans davantage de réflexion, à partir de la reconnaissance du fait de cette diversité, à son affirmation pur et simple comme valeur. Cette conclusion du fait au droit ne constitue pourtant pas une parfaite évidence, et ce pour des raisons qui tiennent justement à la problématique de la pluralité des systèmes de valeurs et aux implications de cette pluralité.
Au-delà des convictions premières, posons donc la question en philosophes : qu'est-ce qui peut fonder philosophiquement la conviction selon laquelle les sociétés humaines seront d'autant meilleures qu'elles constitueront des sociétés culturellement pluralistes ? Fonder philosophiquement : entendre par là à la fois un type de fondation et certaines espèces de fondements. Un type de fondation, c'est-à-dire une fondation rationnelle, susceptible d'être argumentée, faisant appel à autre chose qu'à des sentiments et à des émotions. Certaines espèces de fondements : fonder philosophiquement une conviction, c'est l'argumenter par référence à ce que la philosophie a en général essayé de défendre, c'est-à-dire soit une conception de l'homme, soit une vision du monde, soit une idée de la vérité, soit une représentation du bien ou du juste. Donc : par référence à quelle conception de l'homme, ou à quelle vision du monde, ou à quelle idée de la vérité, ou à quelle représentation du bien ou du juste, pouvons-nous nous convaincre nous-mêmes et convaincre les autres qu'une société humaine sera d'autant meilleure qu'elle sera culturellement pluraliste ? Question indispensable en ce domaine où à l'évidence, sauf à pouvoir référer une conviction à de tels fondements, c'est sous l'emprise du sentiment et de l'émotion, ou de l'idéologie et des traditions, que nous nous exposons à la défendre — sans faire preuve dès lors, vis-à-vis d'une telle conviction, de cette liberté d'esprit et de réflexion qui reste le bien le plus précieux de la philosophie.