Première partie
LE DISPARU
1
Après avoir passé la nuit chez Mlle Adrienne Rousselois, jeune actrice du Théâtre-Italien, Philippe de Bercheny rentre chez lui, à cheval, rue du Bac. « Pourquoi certaines femmes aiment-elles qu'on les frappe pendant l'amour? » Cette drôle de question qui flotte dans sa tête comme une ritournelle n'est bien sûr pas sans lien avec sa soirée. Elle ne le piquerait pas tant s'il ne se la posait aussi (surtout!) à propos d'une autre femme - une affaire bigrement plus grave - qui est le secret de sa vie. Certains hommes cachent ainsi une liaison insoupçonnée, condamnés à ne pouvoir se confier à personne. Cette femme, il n'y pense qu'avec un mélange de fascination et de dégoût, comme s'il s'agissait d'un entraînement dépravé, contre nature. Son humeur musarde ne s'y attarde pas et il revient à Mlle Adrienne Rousselois. Le soleil de juin donne au petit matin une allure pimpante. L'air a la saveur d'une pomme acide. Paris resplendit. Sous ce jeune soleil, la capitale semble frémir d'appétit à vivre. Les cloches sonnent avec allégresse. Une brise atlantique souffle sur la Seine. Les rues sont odorantes.
Philippe de Bercheny a pas mal bamboché et peu dormi : d'habitude sa complexion nerveuse exige son dû de sommeil, sauf en campagne, mais alors on s'adapte à tout. Combien de bouteilles de bourgogne a-t-il descendues? Les vapeurs dissipées, il n'éprouve aucune lourdeur, plutôt une surprenante fraîcheur d'esprit. Il baigne dans la sensation de bien-être que laissent les lendemains de bonne fortune, faite de vanité satisfaite, de romanesque et de reconnaissance pour la vie. Il regrette d'avoir abandonné de si bonne heure ce petit corps chaud aux fesses étonnamment froides sous la chemise de batiste. Il s'est privé des plaisirs d'une matinée paresseuse à se tenir bien emboîté contre lui pendant son sommeil, savourant son parfum, jouissant d'une manière plus désintéressée de ses appas. Des souvenirs de la nuit lui reviennent: une de ces fantaisies sensuelles qu'elle lui a imposées avec la détermination des amoureuses. Il sourit aux anges. Une particularité intime de son corps lui apparaît et le désir jette sur ses yeux un voile rouge.
La Seine étincelante glisse sous les arches du pont et pousse un air revigorant avec une pointe de remugle de vase. Quel bonheur de s'y plonger tout à l'heure. Dans l'eau comme dans l'amour, c'est son corps que l'on retrouve, plus beau, plus libre. Si la guerre éclate ce sera son dernier acompte de vacances. Philippe a promis à Henri, son cadet, jeune sous-préfet de Saumur, de l'accompagner se baigner au pied de la colline de Passy : une berge agréable, bruissante de peupliers, avec un ponton en bois d'où un batelier vous conduit en pleine eau. Après s'être séché sur l'herbe, on peut déguster quelques poissons grillés. Quand Henri lui a proposé cette excursion, Philippe a d'abord décliné l'offre à cause de l'heure matinale: sa soirée réservait des promesses qu'il ne voulait pas gâcher. Ce n'est que devant l'air abattu de son frère qu'il a fini par accepter. Il ne l'avait jamais vu avec cette mine sombre, tourmentée. Et ces baignades signifient tant de choses entre eux. Enfants, ils ont batifolé dans la Vézère, un affluent de la Dordogne, avec les paysans. Ils s'amusaient à remonter le courant rapide à un coude de la rivière. De vrais poissons. Ces souvenirs, on ne peut ni les confisquer ni les abolir. Aucune Révolution ne les leur arrachera. Philippe, qui n'est pas un nostalgique, aime ce souvenir ensoleillé de sa jeunesse. Son frère et lui ont cette drogue en commun : l'eau leur tient lieu de tous les remèdes, de tous les quinquinas. D'un mouvement du bassin, Philippe change d'allure et traverse le faubourg Saint-Germain au trot.
Rue du Bac, il pénètre dans la cour de l'hôtel. Les portes des écuries sont ouvertes; un tas de fumier chauffe au soleil et répand une odeur âcre. Philippe attache la bride de sa jument à un anneau. Il monte l'escalier quatre à quatre; ses éperons tintent sur les marches en pierre. L'appartement est sombre : le domestique n'a pas encore ouvert les persiennes. Il règne la quiétude du chez-soi si rassurante quand on mène la vie hasardeuse des camps. Philippe se dirige vers la chambre occupée par son frère. Il va le réveiller en fanfare : « Ah, tu veux un bain! » L'idée de lui verser un pichet d'eau sur le visage le traverse. Il la chasse avec agacement. La vie militaire vous a de ces raffinements...
La main sur la poignée de la porte, une impression funeste l'assaille. N'a-t-il pas manqué de sollicitude envers ce frère si douloureux ? Dans la chambre son angoisse s'accroît. Il ne distingue aucune forme sur le lit. Il s'approche : personne! Le lit n'est pas défait. Pourquoi Henri n'a-t-il pas dormi ici? Où est-il?