Chaque époque historique affronte, à un moment ou un autre, son seuil mélancolique. De même, chaque individu connaît cette phase d’épuisement et d’érosion de soi. Cette épreuve est celle de la fin du courage.

C’est une épreuve qui ne scelle pas le déclin d’une époque ou d’un être mais, plus fondamentalement, une forme de passage initiatique, un face-à-face avec l’authenticité. La fin du courage, c’est la confrontation avec le sens de la vie qui nous échappe, ou encore cette impossible maîtrise du temps. Mais aussi, par-delà la rencontre avec la finitude, l’éventuelle aptitude au temps long.

Comment alors, pour une entité collective et un individu, transformer la vérité de la faille en ontologie décisive ? Comment convertir cette épreuve du découragement en reconquête de l’avenir ?

Nos époques sont celles de la disparition et de l’instrumentation du courage. Or ni les démocraties, ni les individus ne résisteront à cet avilissement moral et politique.

Comment reformuler une théorie du courage, résister à la capitulation et à ses légitimations perpétuelles ? Sans doute, en interrogeant la dialectique sourde qui unit, articule et désarticule les matrices individuelle et collective ; qui rappelle qu’il n’y a pas de courage politique sans courage moral, et que la fin de la négociation avec l’inacceptable et le désarroi qu’il engendre s’appuient nécessairement sur la reconquête de fondamentaux personnels et collectifs.

Giorgio Agamben définit le contemporain par son habilité à être courageux, à savoir fixer l’obscurité du présent, autrement dit « neutraliser les lumières dont l’époque rayonne, pour en découvrir les ténèbres ». Le contemporain est celui « qui perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde et n’a de cesse de l’interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumière, est directement et singulièrement tourné vers lui. Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps ». À l’instar du contemporain, le courageux perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde. Il ne détournera pas le regard. Être contemporain reste une affaire de courage « parce que cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment. Ou encore : être ponctuel à un rendez-vous qu’on ne peut que manquer. »

Giorgio Agamben situe donc le courage et la contemporanéité au même endroit : au sein d’un déphasage, du seul déphasage qui permet de faire corps avec une époque. Les courageux et les contemporains sont ceux qui ont une « singulière relation » avec leur propre temps. Ils savent adhérer au temps présent par le fait même de savoir s’en détacher. Ils ont l’art de la distance, l’art d’être au présent. Pour être courageux, il faut presque cheminer à côté du courage, l’accompagner comme un ami. Se tenir à côté de lui comme pour mieux le ressentir. Se tenir à ses côtés comme pour mieux assumer son face-à-face. Comme le contemporain qui perçoit dans le temps présent la « signature de l’archaïsme », le courageux est celui qui ressent dans sa chair la saignée de la peur. Entre le courage et la peur, il y a un rendez-vous secret.

Le courageux n’est donc pas celui qui ignore la peur. Ce serait pourtant plus simple : il suffirait pour être courageux de ne pas éprouver la peur, de l’occulter, de la nier, de l’enfouir je ne sais où. Mais voilà, nier la peur, lui refuser un droit de parole, c’est prendre le risque de vaciller bien plus, un jour sans raison apparente, avec fracas. C’est prendre le risque de chuter plus tard et de ne plus savoir pourquoi on a chuté. Alors vivre la peur devient la maxime du courage. Vivre la peur, et là aussi, se tenir à côté. Aristote, dans son examen du courage, va plus loin et aime à distinguer le vrai courage du faux courage. De même qu’il y a des peurs justifiées, il y a des courages indignes, des courages qui sont des insouciances ou des intempérances. « Il y a, en effet, certains maux qu’il est de notre devoir, qu’il est même noble, de redouter et honteux de ne pas craindre, par exemple le mépris. » Il y a des courages qui n’en sont pas car il existe des choses qu’il faut savoir redouter. Il existe des états, des faits, des sentiments dont il faut savoir se garder. Il y a de faux courageux qui sont en vérité des « impudents ». Le vrai courage sait ce dont il doit avoir peur. On juge le courage d’un homme à ses peurs, celles qu’il sait éviter et celles qu’il sait garder.

De même faut-il reconnaître que le courage a ses territoires, et s’en méfier. On peut être courageux à la maison et couard au travail. Courageux par intermittence. Mais le vrai courage est sans intermittence. C’est « pourquoi il est primordial d’analyser notre attitude face au changement en contexte, en distinguant nos différents environnements ». Même courageux, il faut apprendre à l’être plus régulièrement, sans discontinuer. Pratiquer le courage sans excès, mais avec endurance. Le courage toujours plutôt que le trop de courage. Apprendre à tenir le courage comme on tient la douleur. Et c’est là sans doute que la vitalité est nécessaire, que l’intelligence du dehors, le sens de l’environnement, son analyse, sont valorisés : il faut comprendre ce qui est susceptible d’inhiber ce courage. Apprendre aussi à calculer le prix du non-courage.