L'art d’apaiser la colère
I. Mon cher Novatus1, nous allons essayer de faire ce que vous désirez : nous allons expliquer comment on extirpe la colère, ou du moins comment on y met un frein et on en réprime l’élan. On doit parfois l’attaquer de front et ouvertement, quand la faiblesse du mal s’y prête. Souvent, il faut des voies détournées si son ardeur, trop violente, s’exaspère et croît du fait des obstacles. Il importe d’apprécier si sa force est toujours intacte, s’il faut la combattre à outrance, la refouler, ou céder aux premiers chocs du torrent qui pourrait emporter ses digues. On devra se déterminer d’après le caractère de l’homme irrité. Il en est que désarme la prière. Chez d’autres, la soumission redouble l’insolence et l’emportement. On apaise ceux-ci par la crainte ; pour ceux-là, les reproches, un aveu franc ou la honte sont d’infaillibles calmants ; ou alors il faut compter sur le temps, remède bien lent pour cette fougueuse passion, et le dernier dont il faille user. De fait, les autres passions peuvent attendre, et leur traitement différer dans le temps, mais la colère, impétueuse, emportée par elle-même comme par un tourbillon, n’avance point pas à pas : elle naît avec toutes ses forces. Elle ne sollicite point l’âme, comme les autres vices, elle l’entraîne et jette hors de lui-même l’homme qu’habite alors une soif inconsidérée de nuire ; elle se rue à la fois sur ce qu’elle poursuit et sur tout ce que le hasard offre à sa rage. Les autres passions poussent l’âme vers l’abîme, celle-ci l’y précipite. Il n’est point de mauvais penchant, tout irrésistible qu’il puisse être, qui ne fasse de soi-même quelque pause. De même que la foudre, la tempête ou tout autre fléau de la nature dont rien ne peut arrêter la course ou plutôt la chute, la colère redouble d’intensité à chaque pas. Certains vices sont simplement déraisonnables, mais la colère, elle, est une maladie réelle. On glisse aux premiers par une pente insensible qui nous illusionne sur leur progression. Dans la seconde, on est précipité. Plus pressante que quoi que ce soit, s’étourdissant de sa violence même et de son propre entraînement, plus arrogante après le succès, les mécomptes accroissent sa démence. Repoussée, elle n’est pas abattue. Que la fortune lui dérobe son adversaire, elle se déchirera de ses mains. Peu importe la valeur des motifs qui l’ont fait naître : les plus légers la poussent aux excès les plus graves.
II. Nul âge n’en est exempt, elle n’excepte aucun peuple. Il en est qui doivent à la pauvreté l’heureuse ignorance du luxe. D’autres nations nomades et chasseresses échappent ainsi à la paresse. Celles-ci, dont la vie est sauvage et les mœurs sont rustiques, ne connaissent ni la délimitation des propriétés, ni la fraude, ni tous les fléaux qu’enfante la chicane. Mais aucun peuple ne résiste aux impulsions de la colère, aussi puissante chez le Grec que chez le Barbare2, aussi funeste où la loi commande qu’aux endroits où la force fait le droit. Enfin, si toute autre passion n’agit que sur les individus, celle-ci embrase parfois des nations. Jamais on ne vit tout un peuple brûler d’amour pour une femme, ni être emporté universellement par les mêmes calculs d’avarice ou de cupidité. L'ambition ne travaille que quelques hommes, et l’orgueil n’est jamais général. En revanche, souvent la foule a marché en masse sous les drapeaux de la colère3. Hommes et femmes, vieillards et enfants, chefs et peuples sont alors unanimes. Quelques mots suffisent pour déchaîner cette multitude, et celui dont les paroles l’ont soulevée se voit déjà devancé par elle. On court, sans plus attendre, au fer et à la flamme, on décrète la guerre aux peuples voisins, on la fait à ses concitoyens. Des maisons, des familles entières périssent par le feu. L'homme qui vient de ravir tous les suffrages, dont l’éloquence était portée aux nues, est victime du courroux dont il fut le moteur. Des légions tournent leurs javelots contre leur général. Le peuple en masse se sépare du Sénat. Le Sénat, cette lumière de Rome, n’attend ni les élections ni le choix d’un chef régulier, et, créant d’un mot le ministre de ses vengeances, il poursuit jusqu’à l’intérieur des maisons d’illustres citoyens dont il se fait lui-même le bourreau4. On outrage des ambassadeurs au mépris du droit des gens ; une fureur inouïe soulève la cité et, avant que l’animosité publique ait pu s’amortir, on traîne à la hâte des vaisseaux à la mer, des armées s’embarquent dans le tumulte. Plus aucune formalité, plus d’auspices, on se précipite, sans autre guide que le ressentiment. On fait arme de tout ce que donne le hasard ou le pillage : transports téméraires, qu’expient bientôt d’affreux désastres5. C'est l’objectif des Barbares courant en aveugle aux combats. À la moindre apparence d’injure qui frappe ces esprits irritables, ils s’enflamment aussitôt. Partout où le ressentiment les pousse, ils tombent sur les peuples comme un vaste écroulement, sans ordre, sans rien craindre ni prévoir, se jetant eux-mêmes au-devant d’inévitables périls. Ils aiment les coups qui les frappent, ils vont s’enferrant de plus en plus, ils pèsent de tout leur corps sur le glaive qui les déchire et tentent d’échapper aux blessures à travers les blessures mêmes.