Éthique
PORTRAIT DU VERTUEUX EN CONDOTTIERE
« Où prendre notre impératif ? Il n'y a pas de " tu dois "; il n'y a que le " il faut que je... " du tout-puissant, du créateur. »
NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra.
Du Condottiere ou L'énergie pliée
Etranges principes, bougonneront les fâcheux, d'aller quérir une figure éthique du côté des soudards! Pourquoi pas dans les bouges, les bordels ou les tripots? Certes, pourquoi pas... Disons, pour l'instant, qu'il me plaît de ne pas les poursuivre dans les transepts ou les amphithéâtres, les travées d'églises ou les couloirs d'universités. Plutôt là où grouille la vie que dans les lieux empuantis par la mort. Et j'ai plus de sympathie à traquer le capitaine de la Renaissance italienne que le privatdozent de l'université prussienne. Bartolomeo Colleoni, par exemple, de préférence à Hegel. Le premier me séduit par sa pratique de la grandeur, le second m'ennuie par ses dialectiques absconses.
Une figure éthique, un personnage conceptuel 1 me ravissent plus volontiers lorsqu'ils émergent du concret, de la pratique. Ainsi, ils peuvent servir pour retrouver la théorie qui n'a de sens que fécondée par les expériences, générée par les émotions, la vie. Certes, il faut séparer les scories des pépites, les élégances des petitesses. Le diffus d'une existence doit passer par le filtre de la subjectivité qui théorise, regarde et met en forme. Le Condottiere1 me plaît moins pour ce qu'il fut historiquement que pour ce qu'il permet dans le registre de l'éthique. De la profusion d'une biographie, il s'agit d'extraire les lignes de force avec lesquelles bâtir une architecture singulière. Loin du détail, des valses-hésitations ou des reculades, ce qui constitue une individualité comme un destin qui s'incarne est avant tout dans ses effets, plus particulièrement dans la conséquence de ces effets. Le Colleoni qui emporte mes suffrages est celui qu'a transfiguré Verrochio, l'homme d'énergie qui permet à l'artiste un dépassement dans lequel l'impression est magnifiée au détriment du détail historique. La figure réelle n'a de sens que dans la mesure où elle sollicite des généalogies inédites qui sont, à elles seules, des invitations et des incitations à produire de nouvelles formes inspirées. Ainsi Zarathoustra qui est moins le père de la religion mazdéenne que le fils du solitaire de Sils, une prolifération, un rhizome dionysiaque, ayant sa propre autonomie, sa vie singulière. Au-delà des profusions perses et des vibrations orientales, j'ai plaisir au danseur de corde, au prédicateur de l'Eternel retour, au familier du serpent et de l'aigle. Nourri de l'Histoire, il s'en émancipe pour donner vitalité à une nouvelle figure. Dans de vieux membres, sous une vieille peau quasi tannée, on assistera à de nouvelles forces : le sang tiédira puis se réchauffera. La vie s'empare d'une autre créature, née du passé, destinée au futur et aux promesses.
Ceux qui goûtent les concepts pâles, désertés par l'énergie, n'aimeront pas le Condottiere. Les amateurs de douceurs éthiques, les revendeurs de vieilles vertus sous des oripeaux miséreux verront là de la violence et de l'immoralité, de la grossièreté etde la rusticité. Pas assez d'amour du prochain ou de compassion, pas assez d'humilité et d'idéal ascétique. En revanche, trop de narcissisme et d'orgueil, trop de vanité, d'arrogance et d'hédonisme. Ils détesteront une figure si peu chrétienne, une puissance aussi païenne, laïque et tant préoccupée par la mise en forme de ce qui, en elle, relève de la part maudite et des flux bouillonnants. Les donneurs de leçons, les moralisateurs qui se prennent pour des moralistes voudront nuire à ce parent de l'antéchrist, qui ne jubile que dans l'affirmation et fuit comme la peste toutes les vertus qui diminuent. Contaminés par ce que Nietzsche appelait la moraline *, ils prendront fait et cause pour les aboyeurs de vertus mortifères.
Laissons donc de côté les tristes sires qui réduiront le Condottiere soit aux frasques d'un nouvel Héliogabale, soit à celles d'un nouveau Quichotte. Ni mangeur d'enfants, violeur de femmes et pillard, ni compagnon d'infortune d'une vieille rosse et d'un chien galeux, le Condottiere transcende les attributs de capitainerie et les exactions de la soldatesque. Sa quintessence est ce qui met en forme le personnage conceptuel avec lequel on peut exprimer, autrement, plus légèrement, l'idée qu'on se fait de l'éthique et des façons de la pratiquer. A cet effet, l'œuvre d'art de Verrochio me permet de dire quelle préférence est mienne entre une conception mathématique, scientifique de la morale et une vision esthétique de celle-ci. D'un côté, le modèle rationaliste de type kantien et l'idée, saugrenue, qu'une métaphysique future pourra se présenter sous les atours d'une discipline rigoureuse, savante et scientifique – l'éthique comme un savant complexe d'axiomes, de postulats, de démonstrations, de scolies, de lemmeset de propositions; de l'autre, le modèle esthétique de forme nietzschéenne et l'intuition, riche, qu'une éthique se construit par le péremptoire, l'affirmatif, le poétique, l'exemplaire, l'ineffable. L'algèbre contre le poème, le syllogisme contre l'inspiration. Le mathématicien contre l'artiste.
Avant toute chose, ce qui m'a saisi dans l'œuvre du quattrocento, c'est l'expression d'une vitalité débordante, contenue mais expansive : Colleoni et sa monture incarnent la force et ses potentialités quand elle est maîtrisée, circonscrite dans une forme. Le Condottiere apparaît telle une figure faustienne* dont Hercule serait le dieu de tutelle. Pratiquant la virtuosité, parente de la vertu sans moraline, il magnifie la conduite, le talent pour commander aux parts qui, en nous, veulent l'empire et la toute-puissance. Aussi est-il une épiphanie dynamique dans un paysage chaotique, une orgueilleuse exception dans un monde voué aux duplications et aux hommes calculables*.
Une vitalité débordante, donc, pour un premier trait de crayon : la même qui définit le philosophe tel que le décrit Diogène Laërce dans ses Vies, sentences et opinions des philosophes illustres. On y consigne les faits et gestes, les bons mots et saillies verbales, ce qui donne un style à l'œuvre, une façon de dire ou de faire. Et Machiavel semble s'inspirer du maître en chronique lorsqu'il raconte Castruccio Castracani da Lucca, un Condottiere dont il rapporte les faits d'armes, le caractère et le tempérament, les actions et attitudes, l'ensemble des traits auxquels on associe la mémoire du grand homme. Le philosophe du grec et le capitaine du florentin sont des singularités puissantes, des monades sans doubles possibles. Entre le dieu des tragédies et lehéros des sagas, l'individu est exacerbé, puissant et marquant. Figure de la complétude, le Condottiere excelle aussi bien dans le corps que dans l'esprit, dans la chair que dans le mental. Modèle d'équilibre, il synthétise les vertus opposées et réalise l'harmonie. Parent du philosophe, parce que réussissant un composé capteur de ce qui, en musique, contribuerait à l'euphonie, il montre une éthique à l'œuvre et s'installe dans le réel pour en faire sa propriété.
L'adresse du Condottiere est aussi bien verbale que sportive, il jongle avec les mots, les situations et les difficultés. Machiavel admire en lui la force et le courage, de même que son ton royal et ses manières qui le désignent comme un homme d'exception. Son rayonnement est incontestable, ses manières engageantes. Tous ses gestes montrent à l'œuvre et en action, dans un feu dynamique, une stratégie éminemment volontaire pour produire un sujet souverain, prudent et valeureux, un tempérament affable et gracieux. Dans son entourage, on le sait tendre pour ses amis et terrible pour ses ennemis, car il a le sens de la distinction, pratique les affinités électives, et ne croit pas à cet égalitarisme sot au nom duquel un homme vaudrait un autre homme – la victime son bourreau. Où l'on voit l'aristocrate, celui dont la tension vise l'excellence, la distinction et la différence.

Gentilhomme*, tel que l'entend Baltasar Castiglione, le Condottiere de Machiavel – celui dont Castruccio Castracani da Lucca est le prétexte –, est également une force de la nature, un disciple de Bacchus et de Vénus tout autant que des divinités de l'élégance. La légèreté et la grâce n'excluent pas le goût pour la table, les vins et les femmes. Pour aimerla tension et la rigueur avec lesquelles on fait les figures éthiques achevées, accomplies, le Condottiere n'en néglige pas pour autant le corps païen, la chair dont le christianisme ne voit d'usage que dans la macération. Jolie figure de l'antéchrist, il contrevenait déjà aux vertus en pratiquant l'orgueil et la colère, le voilà maintenant qui donne dans la gourmandise et la luxure. Trop de qualités finiraient par nuire... Il eut nombre de femmes et de maîtresses, fit honneur à moult plats et fiasques, aima les bals fastueux et les bons mots en cascade. Le chroniqueur des Histoires florentines rapporte quelques traits d'esprit, des fusées sans complaisance et des phrases assassines. Et l'on s'étonne de retrouver sous sa plume, pour raconter les faits et gestes d'un Condottiere, les mêmes anecdotes que celles qu'on rencontre chez Diogène Laërce. Ainsi du crachat lancé à la face d'un prétentieux, certainement un peu courtisan, qui faisait visiter sa maison, luxueuse en tout, chargée de décorations et de fastes car – disaient aussi bien les cyniques que le Condottiere – c'était là le seul endroit où les glaires pourraient s'accrocher sans salir l'endroit et mettre en péril l'objet des satisfactions vaines du flatteur. Comment mieux récompenser les adulateurs et les opportunistes en tout genre? Le geste au service d'une éthique, le crachat comme véhicule de sagesse. Mais on peut éprouver de la sympathie pour le flagorneur si, d'aventure, on a pratiqué la flatterie sans jamais en recevoir autre chose que des compliments. Gageons qu'une morale en acte, avec ce genre d'arguments, interdirait rapidement cette modalité de l'intersubjectivité, si fréquente en nos saisons de bassesses généralisées. Que le Condottiere soit un peu Diogène n'est pas pour me déplaire. J'aime retrouver en luiles pratiques subversives des cyniques antiques, ces enfants terribles d'Antisthène et de Cratès, pour lesquels les vraies valeurs méritaient l'ascèse, et les fausses, l'insulte. Le cynisme antique n'a cessé d'être un antidote aux proliférations du cynisme vulgaire – celui des hypocrites et des fourbes, des vendeurs d'arrière-mondes et des promoteurs de l'idéal ascétique. Cyniques dévoués aux institutions, aux académies et aux instances de pouvoir collectif contre diogéniens guerroyant pour la liberté individuelle et le souverain plaisir de déplaire, si cher aux dandys : l'alternative perdure.
Machiavel reprend à Diogène Laërce d'autres anecdotes. Par exemple celle qui met en scène un personnage demandant au Condottiere ce que ce dernier voudrait obtenir au cas où il lui laisserait la possibilité de le gifler, et qui s'entend répondre tout simplement : un casque. Ou, ailleurs, une saillie du Condottiere qui, voyant un gentilhomme se faire chausser par un domestique, envoie : « Plaise à Dieu que tu te fasses encore mâcher tes morceaux. » Toutes ces histoires ne peuvent être véritables, à moins que l'Italien ne se veuille nouveau cynique jusque dans la copie ou le démarquage pur et simple des Grecs subversifs. Ce que je ne peux croire. Il faut plutôt constater là une volonté de dire la parenté de tempérament, la même puissance à l'œuvre dans des individualités fortes, créatrices de leurs propres valeurs, impitoyables pour défauts de grandeur et sacrifices aux morales grégaires. Ainsi voit-on, dans une même exigence de style et de vertu, les cyniques antiques et les condottieri de la Renaissance conspuer les hypocrites, les fourbes, les lâches, les imposteurs, lesopportunistes, les flatteurs et autres animaux de cour. Ce qui a toujours fait beaucoup de monde.
Du kuniste*, le Condottiere a le tempérament libertaire et aristocrate, volontariste et ludique. Pratiquant la maïeutique gestuelle, le raccourci qui mène aux conclusions éthiques dans les meilleurs délais, il se définit avant tout, et comme en toute saison historique quiconque met en avant sa subjectivité contre toutes les formes sociales, quelles qu'elles soient, tel le scandaleux qui sacrifie tout à l'expression de sa singularité, de son unicité. Je l'imagine aujourd'hui lecteur de Stirner, pratiquant le dandysme de Baudelaire plus que de Brummell, familier de Zarathoustra et n'ignorant pas les figures de l'anarque jüngérien, de l'ariste* palan-tien, du libertin. Confusion des pratiques, pourvu qu'elles conduisent à l'affirmation de la belle individualité.
Qu'obtiendrait-on en superposant les figures produites par l'esthétique sur ce sujet? Bartolomeo Colleoni, certes, d'Andrea del Verrochio, mais aussi Gostanza di Pesaro ou Gattamelata, dont la statue équestre de Donatello, à Padoue, n'a ni la grâce ni l'énergie de celle du maître de Léonard? Braccio da Montone ou John Hawkwood, dont la superbe fresque d'Uccello, à Florence, me fit une impression presque semblable dans la qualité de la figuration de la force, que la statue équestre de la Piazza San Zanippolo? Ou encore cette représentation d'homme par Antonello de Messine? Ou Nicolo da Tolentino représenté par Andrea del Castagno dont les virilités sont toujours si saisissantes? Impossible d'imaginer galerie de portraits plus démonstratifs de ce qui fait, avant toute chose, le Condottiere dans sa dimension éthique : une énergie en quêted'emploi, la réalisation d'un équilibre entre Dionysos, l'Exubérance, et Apollon, la Forme. Le tout au profit d'une Belle Individualité, une Exception.
Burckhardt, l'un des maîtres de Nietzsche, a montré combien Léon Battista Albertique a magnifié cette réalisation sans pareille qu'est le Condottiere de la Renaissance italienne. L'homme était un cavalier émérite et un guerrier valeureux tout autant qu'un orateur accompli versé dans toutes les connaissances de son temps. Philosophie et sciences naturelles, musique et sculpture. Il était un instinctif doublé d'un intellectuel dont la culture contribuait à cristalliser sa sensibilité, son tempérament, son caractère en une singularité aux qualités variées. Ce type d'homme ignore la coupure avec laquelle on fabrique une personnalité incomplète, dangereuse par son déséquilibre menaçant à tout moment l'effondrement de par l'incomplétude qui fissure, le manque qui travaille et tenaille.
Loin du soudard, donc, que l'Histoire retient pour caractériser sa fonction, ses pratiques, le Condottiere est une tentative de réaliser un homme total, complet, multiplié, aurait dit Marinetti. Un sujet qui part en combat contre ce qui le divise, l'affaiblit et l'amoindrit, un soldat guerroyant contre l'aliénation et ses perversions. L'édifice qu'il se propose est son identité : elle doit jaillir du bloc de marbre informe qu'il est en arrivant à la conscience. Ce travail est monumental. Il fait de lui une figure éminemment faustienne.
Pour signifier le travail faustien, il faudrait recourir à des gestes dont la finalité est la soumission du réel à la volonté – soumission d'autant plus gigantesque qu'elle concerne un réel puissamment résistant, compact et d'une volonté farouche, déterminée.Là où trépide l'informe se cachent des potentialités qu'il revient à la forte individualité de mettre à jour, de faire surgir. L'homme faustien est démiurge, il intercède pour générer des forces cristallisées. Je songe à Michel-Ange s'attaquant à un bloc de marbre de plusieurs tonnes pour en extraire, après les essais infructueux d'un tailleur de pierre de Carrare, le David dont on sait l'énergie, la puissance et le regard farouche; je pense à Benvenuto Cellini près de l'immense four dans lequel il fond son bronze avant de le couler dans un moule, nouveau Vulcain qui provoque l'explosion de son atelier; j'imagine les bâtisseurs de cathédrales, les chroniqueurs de sagas, les compositeurs de titanesques symphonies postromantiques. Et puis, regardant le Colleoni de Verrochio, j'avise le pas du cheval et conçois que le dressage manifeste au mieux le geste faustien; le cavalier et l'animal sont un nouveau centaure, ils s'associent pour produire une forme élégante, esthétique. La monture enregistre la volonté de l'écuyer puis sculpte dans les muscles et l'espace un mouvement contenu et décidé. Elle manifeste une complète soumission aux aides et répond aux intentions du Condottiere avec justesse, légèreté et détermination : l'ordre donné par l'homme à la bouche est enregistré avec discrétion, efficacité et agilité. L'ampleur de la réponse obtenue se traduit par un engagement franc, une élégance à l'œuvre dans le geste. Les traditions hippologiques définissent l'équitation comme l'art visant l'exploitation de l'énergie. Elles paraissent métaphoriques et, songeant aux coursiers du Phèdre de Platon, il me plaît de les voir signifier l'art éthique par excellence. Dans la discipline, il s'agit de canaliser l'impulsion, de manifester la volonté ducavalier par d'imperceptibles signes entendus par l'animal fougueux. Aux ordres, le cheval adoptera une vitesse et produira une tension résolue en équilibre. L'objectif est atteint lorsque l'homme et sa monture ne forment plus qu'un par fusion de leurs forces respectives.
Faustiens, donc, le sculpteur, le tailleur de pierre, le bronzier, le symphoniste, l'écuyer qui plient l'énergie selon leur volonté, en font des œuvres et les inscrivent dans une structure destinée à dompter le temps et l'espace, la matière et le réel. Faustien, aussi, l'éthicien, le pratiquant d'une morale sans moraline. Tous ont en commun le désir farouche de travailler à saisir, dans une essence constituée, la quintessence du dynamisme, la vibration pure à l'œuvre dans le réel informe.
L'objet du Condottiere est soi-même. Ainsi retrouve-t-il le chemin antique de la pratique des vertus à des fins sotériologiques. L'ascèse vise une édification, une mise en forme de soi. A partir du matériau brut qu'est un homme dominé par ses côtés sombres, il s'agit de dégager un sens, montrer un style et produire une œuvre. Où l'on retrouve le souci de Diogène, et les voies exaltantes sur lesquelles se sont engagés les philosophes hellénistiques puis romains – avant le triomphe chrétien des vertus qui sentent la mort.
Or, dans ce volontarisme point un optimisme, malgré l'évidente puissance du tragique : le Condottiere n'ignore pas la formidable exigence de la Nécessité, les pressions immenses du Destin sur les individualités. Toutefois, il connaît également l'existence d'une latitude, la possibilité d'un espace d'infléchissement dans lequel il tâchera d'inscrire son vouloir et ses efforts. Conscient d'être prisonnierde liens étroits, serrés, il sait aussi, et malgré tout, la zone infime, mais bien déterminée, qui s'offre à son regard. Elle est un jeu, au sens mécanique du terme, un défaut de serrage entre les exigences du réel et la mort. Dans cet interstice, le Condottiere engagera toute sa détermination, toute sa puissance pour obtenir de la forme et de l'ordre. Il imprimera sa marque et les traces de sa volonté. L'éthique se constitue tout entière dans ce résidu, cette faille entre la part maudite et les ombres. Autant dire sur un fil.
Entre les deux bords de cette fissure jouent et s'opposent, dans le dessein d'un compromis, les libertés possibles et les choix pensables. Tiraillé entre une aspiration et une restriction, la belle individualité tâchera de produire un équilibre, une harmonie et un mode distinctif d'opérer. Rien n'est moins simple et tout est péril dans cette odyssée éthique. Le risque est l'étouffement entre les limites, toujours en quête d'expansion, de la Nécessité et du Destin. Happé par l'Histoire ou les tentacules d'une biographie dévolue au factice et aux conformismes, l'apprenti éthicien peut tout aussi bien devenir pur objet et échapper, pour longtemps, aux voluptés d'une constitution de lui-même en sujet souverain. Et, souhaitant devenir Exception, il lui faudra se contenter d'être un Homme calculable. Savoir ces embûches et ces dangers, vouloir tout de même risquer son jeu, c'est accepter le Tragique comme moteur du réel. Une autre façon de dire sa nature faustienne.
La sagesse tragique* consiste à conserver sans cesse présente à l'esprit cette idée qu'on ne construit sa propre singularité que sur des abîmes, entre des blocs de misère lancés à pleine vitesse dans le néant.D'où les probabilités importantes de l'échec, de la conflagration et de la désintégration des projets en début d'expansion. Mais peu importe, à l'âme ainsi trempée, de connaître l'issue, inévitable, de ses tentatives. En dernier lieu, c'est toujours la mort qui triomphe et la dissolution certaine dans l'inconsistance. Mais avant le geste, pour la seule élégance de la pratique et de l'œuvre tentée, il est peu d'audaces qui, de la sorte, nous donnent l'illusion, exaltante pour le temps qu'elle nous habite, qu'il est en notre pouvoir de braver le Destin, de contrevenir à ses lois et de mépriser la mort. Ce qui doit périr aura, du moins, subsisté un temps dans l'allure d'une composition, d'un mode apollinien.
Enfin, pour ajouter au portrait du tragédien qu'est le Condottiere, faut-il souligner sa nature radicalement individualiste? Il sait le réel composite et fabrique arbitrairement, artificiellement comme une cohérence : car le chaos, le désordre et le fragment sont la loi. La division règne et avec elle l'éclatement. La perception obligée est nomade, parcellaire. Chaque sujet est un morceau et, en tant que tel, il est fragment. Incomplet, il connaît les affres du manque et de la difformité. Seule sa sagacité supplée en imaginant un ensemble cohérent, autonome – cette vague tentation qu'est la subjectivité.
Par ailleurs, le monde ne vibrant que sous le registre du divers, il appert que les êtres, obéissant aux mêmes logiques, sont destinés à ne se rencontrer que sur le mode de la déflagration : l'ignorance préside aux flux et mouvements désordonnés, les êtres s'y perdent dans la plus innocente des danses. C'est toujours au milieu de ces tohu-bohus qu'il s'agit de chercher, puis trouver, les fissures et faillesdans lesquelles se jouent les latitudes où s'inscrivent les volontés et se préparent les personnalités. Tempéraments et caractères se nourrissent de ces énergies qui circulent dans les interstices.