PREMIÈRE PARTIE
Un avocat, ça sert à quoi? à tenir son rôle, à dire des phrases, des mots qu'on attend, au moment où on les attend? Quand on dit d'un avocat qu'il a du talent, qu'est-ce que cela signifie? Que son rôle est bien tenu, que ses phrases sont bien venues, qu'il sait faire naître juste ce qu'il faut, pour un instant, de bonnes, de nobles émotions qui font plaisir à ressentir, parce qu'elles vous rappellent que vous êtes un homme de cœur, avec une conscience, une sensibilité, une générosité toutes prêtes à vibrer en vous? Et puis la représentation achevée, le commentaire des connaisseurs saluant la performance, l'avocat retourne à son banc. Qu'a-t-il fait réellement pour l'homme qu'il défend? Quand il a fait son métier, il lui est aisé de se dire qu'il a tout tenté, et que la décision ne le regarde plus, sauf pour son palmarès. C'est là le piège, le plus subtil — celui où se prend le plus aisément l'avocat. La bonne conscience lui est si facile. A lui qui ne requiert pas — qui ne juge pas — qui ne décide pas. A lui qui est toujours du bon côté de la barrière.
Je m'interroge à nouveau — A quoi sert un avocat? A quoi ai-je servi? Ce n'est pas seulement la fatigue ni l'angoisse, ni même la mort donnée sous le dais, qui rendent plus lancinante cette question. Simplement je ne peux plus l'esquiver. Je suis arrivé au terme de la course. Mon maître avait raison. « Un jour, tu iras jusqu'au bout. Tu ne l'auras pas prévu, tu te seras battu, tu auras perdu. Et quand ce sera fini, alors tu seras devenu un avocat. » J'avais vingt-deux ou vingt-cinq ans. J'étais plein d'ardeur et de raisonnements. Je m'étonnais de le voir céder au mythe de l'initiation par le sang. Tous les avocats ne vont pas jusqu'à la guillotine, les condamnations à mort sont rares, les exécutions plus encore. Qu'était ce préjugé singulier qui reconnaissait comme avocats ceux-là seuls qui avaient vu tuer leurs clients, au lieu de les voir s'engloutir dans la nuit des prisons. Je dénonçais cette conception de la défense où seuls devenaient membres de la confrérie les avocats que leur destin judiciaire avait menés devant la guillotine ou le poteau d'exécution. Je m'emportais jusqu'à dire à mon maître qu'il y avait là chez lui des sentiments fascistes, à l'instar de ce général franquiste qui criait à l'université de Salamanque : «Viva la Muerte! » Mon maître aimait les indignations. Quand j'avais bien fulminé il me répondait : « Tu as peut-être raison. Nous sommes tous un peu fascistes, un peu sadiques, ou tout ce que tu voudras. Mais tu verras, tu comprendras. La mort du condamné, c'est l'injustice à l'état brut, la seule, celle qui ôte à l'avocat sa raison d'être, parce qu'elle est définitive, parce qu'il ne peut plus rien, parce qu'il ne pourra jamais plus rien pour celui qu'il défendait. C'est le mur, le mur lisse. Une fois que tu l'auras rencontré, que tu auras éprouvé que le chemin s'arrête là, alors tu te poseras les vraies questions. Et tu seras devenu un avocat. » Il souriait sous ses lourdes paupières. « Enfin, peut-être... »
Les vraies questions? Étrange propos. Elles ne sont jamais fausses les questions que l'on pose. Les réponses parfois, parce qu'on biaise, parce qu'on fuit, parce qu'on triche. Mais les questions, elles, ne mentent pas. Les questions sont innocentes, même quand on les pose avec des arrière-pensées, avec l'espérance secrète que l'autre répondra mal ou mentira. Les questions ne sont jamais des pièges. A peine des épreuves. Le talmudiste a raison: « Toutes les réponses sont dans le livre, mais où sont les questions ? » L'avocat pose volontiers des questions. Mais les questions essentielles, qui les lui posera, sinon lui-même? Levez-vous, cher maître, et répondez. Le questionneur, c'est vous. Le répondeur, c'est vous. Peut-être pas le même vous. Celui qui vous interroge, c'est ce jeune avocat que vous avez été, qui était vous, qui est encore un peu vous. Celui qui répond, c'est cet avocat que vous êtes, du double de son âge, qui est allé au bout de la nuit. Vous voici maintenant en présence, le face à face a commencé. Vous ne pouvez plus vous dérober. La question est posée. A quoi donc servez-vous, monsieur l'Avocat, quel est réellement votre rôle? Allons, nous avons de la patience, prenez votre temps, — le nôtre. Il est venu, le moment des réponses.