Chapitre premier

UNE OPÉRATION EN QUÊTE D’AUTEUR

Au lendemain de la bataille de la Marne, qui lui avait permis de mettre un terme à la fulgurante avancée de l’armée allemande à l’été 1914, le futur maréchal Joffre, nullement dupe des compliments qu’on lui adressait, aimait à maugréer : « Je ne sais pas qui, au juste, a gagné la bataille de la Marne, mais je n’ignore pas qui l’aurait perdue. »

Au contraire de la victoire, la défaite est toujours orpheline. Rares, très rares sont les militaires capables de reconnaître leurs torts ou leurs erreurs de jugement, encore plus d’accepter d’en porter la responsabilité devant leurs contemporains. Quant aux politiques, ils ont toujours une bonne raison de clamer qu’ils ne sont pour rien dans l’échec. Ils ont simplement été abusés par les belles promesses qui leur ont été faites par les généraux dont ils vantaient tant les mérites. Il n’y avait que Clemenceau pour penser que la guerre était une chose beaucoup trop sérieuse pour être confiée aux militaires.

L’affaire de Dakar n’échappe pas à la règle et c’est sans doute le premier mystère qui plane au-dessus d’elle. Les deux principaux protagonistes et non moins alliés, les Britanniques et les Français libres, n’ont eu de cesse de se rejeter mutuellement la paternité de ce pitoyable fiasco. Et chacun d’accuser l’autre de l’avoir entraîné, « à l’insu de son plein gré », dans une rocambolesque aventure dont il ne voulait pour rien au monde.

Cette polémique n’a pas cessé de s’amplifier au fil des ans, dissimulant la vérité derrière un épais brouillard de polé-miques et de récriminations mesquines. La mauvaise foi et la manipulation sophistiquée des faits et des textes s’en donnent à cœur joie. Les admirateurs du général ne sont pas les derniers à se livrer allègrement à ce petit jeu sans crainte d’être démentis. Qui s’intéresse véritablement à cet épisode relégué au rang de détail de la Seconde Guerre mondiale ? Il est donc possible d’en réécrire la genèse à sa guise en usant de l’autorité que confère un nom prestigieux.

À ce petit jeu, l’amiral de Gaulle excelle. Pour lui, il ne fait aucun doute que Churchill est le père de l’opération sur Dakar et qu’il avait évoqué celle-ci devant son père dès le 1er juillet 1940, se heurtant à une fin polie de non-recevoir. Selon l’amiral, c’est à l’esprit brouillon et fantasque du Premier ministre britannique qu’on doit l’idée de l’opération Menace. Il fait un coupable idéal car il a tout du récidiviste. Ce n’est pas la première fois en effet qu’il se prend pour un génial stratège, un émule d’Alexandre, d’Hannibal, de César ou de Napoléon. Lors de la Première Guerre mondiale, il a conçu la catastrophique expédition des Dardanelles. Des milliers de Français, de Britanniques, de Sud-Africains, d’Australiens et de Néo-Zélandais ont trouvé la mort en tentant de s’emparer des détroits menant à Constantinople. Sur le papier, le plan était pourtant parfait. L’affaire devait être réglée en quelques semaines tout au plus. Churchill n’avait négligé qu’une ou deux choses : le relief escarpé de la région et la présence à la tête des troupes turques d’un certain Mustapha Kémal, qui cloua le corps expéditionnaire allié sur les plages de débarquement.

Le désastre des Dardanelles lui coûta le poste qu’il avait tant convoité de Premier Lord de l’Amirauté et le poursuivit durant toute sa carrière telle une marque de Caïn gravée sur son front. En 1928 encore, Neville Chamberlain mettait en garde ses contemporains contre les méthodes de Churchill :

 

Ses décisions ne sont jamais fondées sur une connaissance précise de la question, ni sur un examen attentif et prolongé du pour et du contre. Ce qu’il recherche d’instinct, c’est l’idée générale, et de préférence originale, susceptible d’être exposée dans ses très -grandes lignes. Qu’elle soit réalisable ou non, bonne ou mauvaise, elle le séduira, pourvu qu’il se voie en train de la recommander avec succès à un auditoire enthousiaste. Lorsqu’il échafaude un projet, il s’emballe si fougueusement qu’il lui arrive bien souvent de perdre le contact avec la réalité.

 

C’est à cette veine fantasque d’un Churchill retombant perpétuellement dans ses travers les plus criants que l’historiographie gaulliste attribue l’origine du projet d’attaque sur Dakar.

Elle peut même se prévaloir du témoignage en ce sens de l’autorité de référence, le général en personne. Les écrits du chef de la France libre sont un peu comme la Bible, on y trouve tout et son contraire, de Gaulle n’hésitant pas à se -contredire ou à laisser planer un doute prudent sur certains de ses actes. S’agissant de l’affaire de Dakar, c’est à un véri-table festival de contradictions ou de vérités approximatives que l’on est -confronté, même si un texte semble avoir retenu plus particulièrement l’attention des spécialistes et des exé-gètes.