PREMIÈRE PARTIE
LE BONHEUR DANS TOUS SES ÉTATS
CHAPITRE PREMIER
Qu’est-ce que le bonheur ?
À chacun son bonheur
On pense beaucoup au bonheur. On a toujours et partout beaucoup pensé au bonheur. Ce petit mot, ô combien magique et séduisant, en sept lettres et en deux syllabes, d’emblée compréhensible par chacun, constitue l’aspiration la plus obsédante, la motivation secrète la plus stimulante de toutes les actions humaines.
Cependant, si le terme de «bonheur», comme ceux de «liberté» et d’«amour», renvoie à un sentiment d’emblée familier, toute tentative pour le définir de manière objective s’avère d’une redoutable complexité. Un mot est d’autant plus difficile à préciser qu’il a été idéalisé, c’est-à-dire surchargé d’affects, depuis des millénaires. Tous les mots qui nous parlent au cœur, nous enchantent et nous emballent, ceux qui agitent et remuent les foules, sont ceux qu’on a un mal fou à définir. Que de braves gens sont morts par amour pour ces mots dont ils ne comprenaient pas toujours le sens : la « patrie », la «justice», la « révolution », la «liberté»!... Ils ont le charme magique de signifier beaucoup mais sans dévoiler grand-chose. Peut-être même perdraient-ils tout leur pouvoir d’envoûtement si l’on réussissait à les disséquer pour en extraire le sens exact. Ils n’évoquent aucune réalité précise, mais des symboles.
Il existe une espèce de gêne, de pudeur, pour ne pas dire de mauvaise conscience, à se déclarer franchement heureux. Certains s’interdisent de l’avouer par crainte superstitieuse du mauvais œil, pour se protéger contre la jalousie des autres. Veulent-ils éviter ainsi de froisser leur entourage, qu’ils imaginent moins favorisé qu’eux par la vie? Il semblerait qu’il soit bien plus aisé de nommer le malheur, de le définir, de le jauger, de l’exprimer, sans embarras, avec parfois une certaine condescendance, voire un zeste de jouissance ! Le malheur a étrangement meilleure presse que le bonheur. Depuis toujours il fait couler beaucoup plus d’encre, alors même que tout un chacun s’évertue à s’en éloigner avec force, à l’exorciser, à s’en prémunir. L’ambivalence humaine apparaît ici à son comble.
Il n’existe aucune définition objective du bonheur. Nul ne s’entend sur son contenu. Celui-ci dépend d’une multitude de facteurs. Il n’est jamais identique pour deux personnes. Il est tributaire de l’éducation qu’on a reçue, de son histoire dans le roman familial, du sexe, de l’âge, des croyances et des désirs de chacun. Il se définit enfin par référence au tiers symbolique, c’est-à-dire au système de valeurs et à la culture d’une société à une époque précise. Ce sont ces derniers qui façonnent l’idéal du bonheur en désignant les voies de sa concrétisation.
Le bonheur se réduit fadement pour certains à un état de non-malheur, de non-souffrance. Ceux-là cherchent à se persuader, par recours à un froid bilan comptable, que la somme de leurs satisfactions est supérieure à celle de leurs infortunes.
D’autres se consolent et s’ingénient à se croire heureux en comparant leur sort à celui, peu enviable, voire dramatique, de millions de malheureux, en proie à la famine, aux guerres, aux épidémies ou aux inondations. « On n’est donc pas si malheureux que ça», se disent-ils en absorbant toutes ces images déprimantes dont la télé les gave aux heures des repas familiaux.
Voici une petite histoire humoristique illustrant la relativité du bonheur.
Un pauvre paysan vient se plaindre auprès du curé de son village : « Ma vie est un enfer, mon père. Nous habitons, ma femme, ma belle-mère, nos huit enfants et moi-même, dans une petite pièce. Nous vivons les uns sur les autres. Notre souffrance est insupportable.
– Prends une de tes chèvres, dit le curé, garde-la dans la pièce avec vous et reviens me voir dans une semaine.
– Mais comment ferais-je, c’est impossible, il n’y a plus aucune place ! »
Néanmoins le pauvre paysan s’exécute. Il retourne voir le curé une semaine plus tard.
«C’est encore mille fois pire qu’avant, dit-il, et en plus la chèvre fait ses besoins partout. Notre vie est devenue un cauchemar !