I
Un guichetier de la Conciergerie faisait l'appel des condamnés du jour.
Le citoyen Jacques Langereau, ex-officier de la paix, figurait sur la liste de la guillotine au numéro 17. Lorsqu'il s'entendit nommer, il se trouvait, allongé sur un banc, en train de lire un petit roman relié en veau. Il leva un œil distrait, répondit : « Plaît-il ? » et retourna à sa lecture.
Il prit le temps d'achever son chapitre, puis marqua la page d'un signet, avant de se mettre debout. Tendant le livre à un codétenu:
— L'ouvrage devrait vous égayer, dit-il.
— Souhaitons qu'on m'en laisse lire la fin pour vous la raconter là-haut, lui répondit-on en montrant le ciel.
Là-dessus le citoyen Langereau se laissa conduire docilement à la salle dite de la toilette ou du rapiotage.
Journal du lieutenant de police Antoine Paludes
«Les gens ne se figurent guère l'atmosphère qui règne dans les prisons de la République. Saint-Just dit justement que l'exercice de la terreur a déjà blasé le crime, comme les liqueurs fortes blasent le palais. La crapule s'accommode de tout; elle se fait à son sort en se gaussant du supplice, et les gestes ultimes sont si bien préparés sur la paille des cachots que les condamnés affichent désormais dans la charrette rouge un stoïcisme, une désinvolture, une sorte d'ennui — on en a vu bâiller — du plus mauvais effet sur le public; aller à la mort ne représente plus pour beaucoup qu'une occasion de placer un bon mot, de prendre une pose. Faudra-t-il redoubler d'horreur pour que l'horreur demeure efficace? Le conventionnel Javogue aurait-il raison de réclamer deux millions de têtes à couper pour l'affermissement de la République?
[...]
Hier, dans les couloirs de Saint-Lazare, j'ai vu des détenus expliquer à un nouveau le fonctionnement de la machine. S'aidant de deux tabourets et d'une planche, ils mimaient l'un l'exécuteur, l'autre son assistant, le troisième la victime. En un tour de main, celle-ci fut renversée, couchée sur ce qui tenait lieu de bascule, la tête coincée dans la lunette improvisée; toute cette pantomime fut exécutée dans la perfection de l'art. Je me suis approché pour mieux entendre. Discutant en spécialistes, les prisonniers vantaient les mérites de la machine comme s'il se fût agi d'un nouveau carrosse ou des métaux électriques du signor Volta. La guillotine ne fonctionne pas depuis deux ans, et déjà elle a beaucoup perdu de son mystère, de son prestige. On lui donne de petits noms familiers, très féminins: la planche, la petite Louison, la chatière, la fin de la soupe, la veuve, la porte ou la mère au bleu. On en connaît la moindre pièce: les sangles, les glissières doublées de cuivre, la déclique qui évite que la corde ne bloque, à présent qu'on a perfectionné l'engin, et jusqu'au poids exact du tranchoir dont chacun sait les raisons scientifiques de l'obliquité; c'est comme si un bateleur révélait l'envers de ses tours.
Mes experts louaient l'humanité du supplice, sa rapidité, l'extraordinaire avantage de confier son col à une mécanique efficace qui évite d'être souillé par la main du bourreau; ils rappelaient les inconvénients que comportaient les décapitations à l'épée d'antan: les coups ratés, les vertèbres qui résistent, émoussent le fil de la lame, et sur lesquelles il faut revenir; ils se réjouissaient de ne plus encourir pareils désagréments.

Pour mieux étayer leur argumentation, ils usaient régulièrement des termes abstraits de la géométrie, ils évoquaient deux perpendiculaires séparées par un triangle rectangle tombant à travers un cercle, et, en échangeant clins d'œil et sourires, une sphère isolée de sa base par le moyen d'une sécante.
[...]
La guillotine, glaive de la liberté, est le principal ressort de notre gouvernement; fruit des Lumières, elle ne doit pas être réduite par les artifices de la raison. Le législateur a voulu un supplice digne, pratique, égal et redoutable, assurant une mort aussi implacable que douce, car il n'est pas utile à la Nation que s'y ajoutât la souffrance; le supplice doit rester assez terrible cependant pour frapper les esprits. Car il ne s'agit plus seulement d'épurer par le haut le corps corrompu de la France, de le purger de ses parasites, mais surtout de le saigner pour drainer ses humeurs, de le choquer pour guérir les habitudes, les systèmes forgés par mille ans de despotisme. Le roi n'est plus, mais son ombre, source de tous nos maux, obscurcit encore l'entendement de ses ci-devant sujets. La Révolution a déjà réformé nombre de choses, elle a régénéré la religion, elle a imposé partout le système métrique, la décimalisation, elle a même créé un temps nouveau en changeant le calendrier, en substituant le décadi au dimanche chrétien, en divisant la semaine en dix jours, la journée en dix heures et l'heure en cent minutes; mais les mentalités demeurent, nous n'avons pas encore établi cette société nouvelle à laquelle le peuple aspire et qu'il ne saurait trouver de lui-même.