LIVRE PREMIER
Léa n'en pouvait plus de ces conversations à propos de la guerre en Algérie et que reprenaient à chaque repas son mari et son beau-frère. Elle redoutait de voir François s'engager une nouvelle fois dans une bataille qu'elle jugeait perdue d'avance ; comme elle l'avait craint au moment de ce conflit d'Indochine d'où ils étaient revenus amers et meurtris.

— Tu n'iras pas en Algérie !... Jamais !
Léa se leva si brusquement qu'elle heurta son verre. Le vin se répandit sur la nappe.
— Que tu peux être maladroite ! s'exclama sa sœur Françoise en épongeant le liquide à l'aide de sa serviette.
François sourit à la violence de sa femme. La colère lui allait bien. Dans ces moments-là, il retrouvait l'adolescente farouche dont il s'était épris au premier regard. Les souffrances n'avaient pas réussi à tuer son fantastique appétit de vivre.

— Si tu as besoin d'exotisme, allons je ne sais où... dans des pays où les gens ne se massacrent pas, en Afrique noire, dans les îles Caraïbes. Ça fait si longtemps que j'ai envie d'aller à la Martinique, là où Maman est née, ou à Cuba. Elle adorait Cuba... Oh oui, allons à Cuba ! Tu te souviens, Françoise, comme elle nous parlait de son voyage de noces à La Havane, des bals, des courses dans de grosses voitures américaines sur le Malecón, des musiciens au coin des rues, des grosses négresses dansant la rumba... ?
— Sois réaliste, ma chère sœur, tout cela a dû changer. Au lieu de toujours penser à voyager, tu ferais mieux de réfléchir à la proposition qu'Alain et moi, nous t'avons faite.
Le regard douloureux de Léa aurait dû l'arrêter.
— Pendant que tu te baladais en Indochine, nous avons, seuls, fait fructifier Montillac...
— Ne parlons pas de cela devant les enfants ! coupa Alain.

— Au contraire, parlons-en... Qui s'est occupé de ses enfants, pendant toutes ces années ?
François s'était levé et s'était rapproché de Léa qu'il entoura de ses bras.

— Jamais nous ne vous remercierons assez d'avoir pris soin d'eux, Alain et vous. Cependant, vous oubliez, chère Françoise, que Léa a contribué financièrement à l'exploitation du domaine dans des proportions qui ne sont pas négligeables. Mais cela est sans importance...
— Sans importance ? s'emporta Françoise. On voit bien que vous avez l'argent facile et que ce n'est pas en travaillant, comme Alain, dix-huit heures par jour, que vous l'avez gagné ! Après la guerre, nous n'avions plus que cette pauvre terre, nous étions ruinés et, sans le labeur acharné de mon mari...

— Je t'en prie, ma chérie, pense à ce qu'ils ont enduré. Nous avons beaucoup travaillé, c'est vrai, mais c'est grâce à Léa et à François que nous avons pu rendre à Montillac son lustre d'antan. Nous leur en sommes entièrement redevables et je comprends très bien que Léa n'ait pas envie de vendre ce qui lui appartient autant qu'à toi.
— La terre devrait appartenir à ceux qui la cultivent...
— Ma chère belle-sœur, je ne vous savais pas à ce point révolutionnaire, ironisa François.
— Moquez-vous, cela vous est commode, vous ne vivez pratiquement pas ici.
— Vous en êtes-vous jamais demandé la raison ? fit doucement François.
Françoise haussa les épaules.
— À notre retour d'Indochine, vous nous avez très vite fait comprendre que nous étions indésirables. J'ai tenu quelque temps pour Léa. Je pensais que cela s'arrangerait : les affaires marchaient, les enfants s'entendaient bien, il n'y avait pas vraiment de problèmes. Que s'est-il passé ? Vous connaissez l'attachement de votre sœur pour Montillac, c'est son lieu d'ancrage autant que le vôtre, là où elle recouvre ses forces...
— Laisse, François, l'interrompit Léa.
Elle lui prit la main et l'entraîna hors de la salle à manger.
— S'il te plaît, Charles, occupe-toi des petits... Nous allons faire un tour.




On était au mois d'avril 1956. L'hiver, très rigoureux cette année-là, n'avait pas encore cédé la place au printemps. Un soleil aigrelet avait du mal à réchauffer la nature frigorifiée. Les jeunes feuilles des arbres se repliaient, frileuses, sur elles-mêmes. Sans s'être concertés, enveloppés dans leur chaud manteau, Léa et François marchaient d'un bon pas vers le calvaire de Verdelais. Depuis sa petite enfance, c'était toujours la direction qu'empruntait la fille de Pierre Delmas quand elle était en colère ou débordante de tristesse. Ils allaient en silence à travers les vignes. Arrivée devant la maisonnette de Bellevue, Léa jeta un regard désemparé autour d'elle. Les souvenirs douloureux se bousculaient, mêlés à ceux de son enfance sauvageonne ; son corps eut un brutal élan comme pour échapper à leur emprise. Fuir, elle voulait fuir ! Un sanglot la secoua, son pas s'accéléra ; François avait du mal à la suivre. Essoufflé, il s'arrêta pour allumer une cigarette, regardant l'élégante silhouette s'éloigner, furieux de ne savoir soulager son chagrin.