La thaumasie
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Où commencer ?
La question semble aller de soi, et appeler une réponse franche et résolue. À bien y réfléchir, cependant, ne la sentons-nous pas changer de nature ? Elle ne nous invite plus à prendre une décision : commencer ici ou là, mais à reconnaître ce fait pénible : commencer nous échappe, ne relève pas de notre compétence. Nous ne sommes pas au commencement, nous sommes engagés dans une voie, ou dans plusieurs, et un monde déjà là nous entoure et habite, inextricablement, notre conscience. À chaque fois que nous y pensons, que nous reprenons connaissance, la question à poser serait plutôt : où suis-je ?
Le Théétète de Platon contient un dialogue entre Socrate, le géomètre Théodore et son élève Théétète, à propos de l’epistèmè – le savoir, le connaître, le s’y connaître –, acte difficilement compréhensible par lequel l’âme, quand elle « se donne de la peine en vue des choses qui sont» (187a), atteint l’être et la vérité. Invité par Socrate à définir l’epistèmè, Théétète soutient (151e) qu’elle n’est autre que l’aisthèsis, c’est-à-dire, à peu près, la perception. Dans De l’essence de la vérité (un cours de 1931-1932 publié en 1988), Heidegger intervient vers la fin de la longue discussion de cette première définition, au moment où il trouve ce dont il a besoin pour son nouvel examen de la vérité, de la « non-vérité » et de l’être. Je vais intervenir quelques pages seulement après l’annonce de cette définition et m’arrêter sur une remarque de Théétète qui ne contribue en rien à l’argument. Socrate attire son attention sur des choses qui « se combattent en notre âme » (155b) : rien ne peut devenir plus grand ou plus petit tant qu’il reste égal à lui-même, pourtant six osselets à côté de quatre autres sont moitié plus, mais à côté de douze sont moitié moins, et, par l’effet du temps sur le rapport de leurs âges respectifs, Socrate, qui est plus que Théétète, deviendra moins. Afin de sonder le jeune homme, Socrate dit qu’il ne doute pas qu’il ait suivi l’argument et qu’il ait déjà rencontré dans ses études ce genre de problème. C'est bien le cas, et la réponse de Théétète (155c) est exemplaire : « Et j’en atteste les dieux, Socrate, je m’émerveille prodigieusement [à me demander] que sont ces choses-là, et quelquefois, vraiment, à regarder ces choses, je suis pris de vertige.»
De quoi Théétète s’émerveille-t-il, et quelle est la nature de son émerveillement ? Notons d’abord l’expression huperphuôs hôs thaumazô, où l’adverbe élargit la portée du verbe «outre mesure» et presque à l’infini, et que l’on pourrait traduire : « je m'étonne démesurément», ou «j’admire extraordinairement », ou même « je m’émerveille merveilleusement». Devrions-nous nous étonner à notre tour de la disproportion entre la réaction de Théétète et quelques petites subtilités qui agacent la raison ? Il se peut bien que Théétète, adolescent et apprenti philosophe, s’émerveille encore de questions secondaires, mais le commentaire de Socrate (que nous examinerons) prouvera que son émerveillement est néanmoins vrai. Et ce qui le trouble, après tout, ce n’est pas tant un problème logique malaisé à résoudre que l’instabilité de tout ce qu’il considère, le fait que, sans cesse, les choses semblent changer sans changer et qu’elles éprouvent toutes de la difficulté à être, depuis les osselets jusqu’à Socrate et lui-même. (On apprécie, en effet, la finesse pédagogique de Socrate, qui n’ajoute pas, à l’exemple de ces osselets quelconques, la comparaison entre un homme âgé et un jeune homme indéterminés, mais qui prend comme exemple celui qui parle et celui à qui il parle. Son approche est proprement existentielle.) Et n’est-ce pas cet émerveillement ontologique de Théétète, son sentiment que rien, y compris lui-même, n’est, mais que tous les étants diffèrent continuellement d’eux-mêmes selon leurs rapports avec d’autres étants également ambigus, qui explique la deuxième partie de sa réponse ? À contempler cela, il a naturellement la tête qui tourne. Si nous pouvions traduire le verbe grec par un verbe, Théétète dirait : « je vertige», mais même cette traduction plus dramatique ne ferait pas passer la force de skotodiniaô, qui vient de dineô, «tournoyer», et skotos, qui signifie obscurité, mais aussi cécité, éblouissement et vertige. Si Platon augmente le premier sentiment de Théétète en lui faisant dire qu’il « s’émerveille prodigieusement » – en lui prêtant, peut-être, le langage un peu emphatique des adolescents – il lui donne ici ce mot très riche par lequel il descend dans les ténèbres de l’esprit, tout en étant ébloui et en éprouvant vertige sur vertige.