Les Dieux de la terre
Quand la nuit de la douzième éternité tomba,
Et que le silence, marée haute de la nuit, engloutit les
[collines,
Les trois dieux de naissance terrestre, les Maîtres Titans
[de la vie,
Apparurent au-dessus des montagnes.

Les rivières couraient çà et là à leurs pieds;
La brume flottait sur leurs poitrines,
Et leurs têtes se hissèrent avec majesté au-dessus du
[monde.

Alors ils parlèrent, et tels de lointains tonnerres
Leurs voix roulèrent sur les plaines.

PREMIER DIEU
Le vent vient de l’est;
J’aimerais tourner mon visage vers le sud,
Car le vent remplit mes narines de l’odeur des choses
[mortes.

DEUXIÈME DIEU
C'est l’odeur de la chair brûlée, douce et bienfaisante.
Je veux la respirer.
PREMIER DIEU
C'est l’odeur de ce qui meurt en se desséchant
[au-dessus de sa propre flamme affaiblie.
Elle plane lourdement dans l’air,
Et comme le souffle fétide de la fosse
Elle offense mes sens.
Je voudrais tourner mon visage vers le nord inodore.

DEUXIÈME DIEU
C'est le parfum enflammé de la vie qui couve
Que je voudrais respirer maintenant et pour toujours.
Les dieux vivent de sacrifices,
Leur soif est étanchée par le sang,
Leurs cœurs sont apaisés par de jeunes âmes,
Leur vigueur est affermie par les soupirs impérissables
De ceux qui cohabitent avec la mort;
Leurs trônes sont bâtis sur les cendres des générations.

PREMIER DIEU
Mon esprit est las de tout ce qui est.
Je ne lèverais pas le doigt pour créer un monde
Ni pour en effacer un.
Je ne voudrais pas vivre si je devais mourir,
Car les siècles pèsent sur moi,
Et la plainte incessante des mers trouble mon sommeil.
Si je devais oublier le dessein originel
Et disparaître comme un soleil dévasté;
Si je devais dépouiller ma divinité de son but
Et expirer mon immortalité dans l’espace,
Et n’être plus;
Si je devais me consumer et passer de la mémoire
[du temps
Au vide de nulle part !

TROISIÈME DIEU
Écoutez mes frères, mes frères de longue date.
Un jeune homme dans le vallon là-bas
Chante son cœur pour la nuit.
Sa lyre est d’or et d’ébène.
Sa voix est d’argent et d’or.

DEUXIÈME DIEU
Je ne serais pas aussi inutile qu’en n’étant plus.
Il me fallait choisir le chemin le plus rude;
Suivre les saisons et supporter la majesté des années;
Semer la graine et la regarder pousser en terre;
Faire sortir la fleur de sa cachette
Et lui donner la force de blottir sa propre vie,
Puis la cueillir quand l’orage éclate dans la forêt;
Faire jaillir l’homme de la secrète obscurité,
En prenant soin que ses racines restent agrippées
[à la terre ;
Lui donner soif de vie, et faire de la mort son échanson;
Le doter de l’amour qui croît avec la douleur,
S'intensifie avec le désir, augmente avec l’envie,
Et dépérit à la première étreinte ;
Ceindre ses nuits des rêves de grands jours,
Inspirer à ses jours la vision de nuits bienheureuses,
Et néanmoins limiter ses jours et ses nuits
À leur immuable ressemblance;
Faire que son imagination soit comme l’aigle de la
[montagne,
Et sa pensée comme les tempêtes en mer,
Et néanmoins lui donner des mains lentes à se décider,
Et des pieds qui avancent lourdement;
Lui donner la joie pour qu’il puisse nous chanter,
Le chagrin pour qu’il puisse nous invoquer,
Et puis l’étendre à terre,
Quand la terre affamée réclame à manger;
Élever son âme bien au-dessus du firmament
Qu’il puisse avoir un avant-goût de notre futur,
Et maintenir son corps rampant dans la fange
Qu’il ne puisse oublier son passé.

C'est ainsi que nous gouvernerons l’homme jusqu’à
[la fin
[des temps,
En régissant son souffle qui commença avec les pleurs
[de sa mère,
Et se termine avec les lamentations de ses enfants.

PREMIER DIEU
Mon cœur a soif, cependant je refuse de boire le sang
[défaillant d’une race débile,
Car la coupe est corrompue, et le vin qu’elle contient
[est amer à mes lèvres,
Comme toi j’ai pétri l’argile et je l’ai façonnée pour lui
[donner des formes vivantes
Qui ont glissé de mes doigts ruisselants vers les marais et
[les collines.
Comme toi j’ai embrasé les sombres profondeurs de
[la vie qui commençait
Et je l’ai vue ramper depuis les cavernes jusqu’aux
[hauteurs rocheuses.
Comme toi j’ai invoqué le printemps et fait de sa beauté
Un leurre qui s’empare de la jeunesse et la contraint à
[engendrer et à se multiplier.
Comme toi j’ai mené l’homme de sanctuaire