I
Les mauvaises manières de l'Écureuil
Ma vie professionnelle bascule grâce ou à cause d'un Écureuil. Ayant quitté Le Monde à la suite d'une enquête en partie censurée sur les Caisses d'épargne, c'est évidemment par cette histoire que j'ai envie de commencer.
L'existence, parfois, dispose des individus avec tact, leur décillant les yeux franchement, les faisant passer d'un état à un autre sans le moindre regret. De l'état de loyauté à l'état de suspicion : cette affaire a été pour moi le point de bascule de la considération que j'éprouvais alors pour ma propre direction. Réaction logique : comment aurais-je pu penser qu'après des batailles d'informations autrement plus difficiles – je me rappelle notamment celle menée avec ma consœur Martine Orange en 2002 pour faire le jour sur les comptes du groupe Vivendi (premier annonceur du groupe Le Monde) alors que j'étais le chef du service Entreprises – je sois poussé dehors par un adorable animal au poil roux ?
Tout commence par une information qui me parvient, en mars 2006, selon laquelle le groupe des Caisses d'épargne, dirigé par Charles Milhaud, conduit des négociations secrètes avec le groupe des Banques populaires, en vue de fusionner leurs activités de banque d'investissement dans un nouvel ensemble, baptisé Natixis. Vérifications faites, l'information se révèle exacte. Personne n'en a parlé ; dans notre jargon, c'est un « gros scoop ». Dans le monde des affaires, la nouvelle risque même de faire du bruit. D'abord, parce que le nouvel ensemble ainsi créé peut devenir, par sa taille, un acteur majeur du paysage bancaire français. Mais aussi parce que le projet de mariage, s'il voit le jour, constitue un viol du pacte d'actionnaires qui lie la Caisse nationale des caisses d'épargne (CNCE) à la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui est son actionnaire principal, à hauteur de 35 % du capital. Le pacte en question prévoit en effet que la Caisse des dépôts doit être associée « dès l'origine » à tout projet touchant à la stratégie des Caisses d'épargne. Or, ce projet de mariage, qui a été caché de bout en bout à la CDC, constitue une volte-face dans la stratégie de la CNCE. Alors que celle-ci a, depuis de longs mois, le projet officiel de se préparer à une introduction en Bourse, le schéma secret prévoit d'abandonner cette perspective et donc d'en préparer une autre, celle du mariage avec les Banques populaires. On comprend pourquoi Charles Milhaud se garde de faire la moindre publicité sur son projet : à terme, sa manœuvre débouche sur une très forte dilution de la participation de la CDC dans la CNCE : autour de 10 % du capital. Un coup de poignard et une « belle histoire » à raconter. Pas de quoi, non plus, tomber à la renverse. Encore moins alerter un journaliste blanchi sous le harnais.
Peut-être aurais-je pu être un peu plus perspicace. À deux ou trois reprises, l'air de rien, sur le ton de celui qui cherche à compléter une information, Jean-Marie Colombani, m'avait interrogé sur le président de la CNCE : « Laurent, que penses-tu de Charles Milhaud ? » Sur le moment, je n'avais guère pris garde à ces interpellations. Je ne m'étais pas interrogé sur les motifs de cette soudaine curiosité à propos d'un patron de second rang, sans grand charisme ni grande réputation. Sans y prendre garde, je lui avais donc dit ce que je savais du personnage : qu'il n'avait pas une très bonne image sur la place de Paris ; qu'il lui arrivait en affaires de renier sa parole ; que la défense des missions d'intérêt général confiées par la loi à l'Écureuil, celles qui ont trait à la rémunération de l'épargne populaire ou au financement du logement social, ne me semblait pas figurer dans les priorités de son action. Bref, je ne lui avais pas dit que du bien de Charles Milhaud, répétant ce dont le microcosme parisien se délectait, notamment qu'il était capable d'embaucher un haut fonctionnaire de gauche, et, à peine l'alternance passée, de le mettre dehors pour enrôler à sa place des hauts fonctionnaires proches de Nicolas Sarkozy. Et on était passé à autre chose.
Aujourd'hui, évidemment, je me demande pourquoi je n'ai pas cru devoir interroger le directeur du Monde sur le sens de sa question : « Jean-Marie, pourquoi t'intéresses-tu à ce personnage ? Y aurait-il quelques relations entre Le Monde et les Caisses d'épargne ? » Non ! Toutes ces questions, je ne les lui ai pas posées. Et j'ai eu tort. Car, avec le recul, je comprends maintenant les raisons de ce soudain intérêt. Trop tard.