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J'ai toujours eu affaire aux pauvres.
Aux pauvres et à leur foutue pauvreté.
C'étaient eux, le gros de mes élèves : cas sociaux, mal dans leur peau, caractériels, fils de putes, spécialistes du vol à l'étalage, de la resquille dans le métro et dans le RER, délinquants brûleurs de voitures, etc. Qu'un de leurs professeurs vînt à manquer et c'était moi que l'on appelait. Pourtant, je ne me sentais aucune vocation à les tirer de leur misère. Jamais, comme disait l'abbé Pierre, je ne m'étais engagé dans « une insurrection de la bonté ». Je ne suis pas un insurgé et, autant le reconnaître, la bonté n'est pas mon fort (et je dois ajouter que l'abbé Pierre me cassait les pieds), mais au rectorat de Paris, dont mon sort dépendait, on feignait de croire que c'était ma qualité dominante, et le désir d'aider mon prochain ma raison de vivre.
En réalité, la machine administrative tournait aveuglément : on m'envoyait là où il y avait de la place. Et de la place, on en trouvait surtout chez les pauvres. Ils étaient les plus nombreux ; avec eux, il y avait toujours à remplacer un collègue souffrant, en stage ou en dépression. Peu importaient mes compétences ou mes motivations, je faisais partie de ces vacataires dont la seule fonction était d'occuper l'espace laissé libre entre le tableau noir et la classe. Quand un espace libre se présentait, si l'on n'avait personne d'autre sous la main, c'était pour moi. On me prodiguait alors de bonnes paroles du genre : « Depuis trois mois, ils n'ont pas de cours, il ne faut pas qu'ils prennent de retard. »
Du retard, ils en avaient pris depuis leur naissance.
Alors trois mois de plus ou de moins.
Mon insurrection de bonté était payée une misère. Les pauvres enseignaient aux pauvres. Je n'avais droit à aucune indemnité ni à aucun congé payé. C'était mon lot de sous-enseignant spécialisé dans n'importe quoi, la discipline préférée du rectorat. Longtemps j'avais cru que le CAPES ou l'agrégation m'auraient permis d'enseigner la littérature à un public désireux de se cultiver et de réfléchir — public plutôt issu des classes supérieures, conformément à la dure loi de l'injustice sociale —, mais, de voir des collègues d'un haut niveau de formation atterrir dans des collèges aussi pourris que ceux où l'on m'expédiait me persuada que les études ne menaient pas à grand-chose. Aussi, je continuais à végéter dans la médiocrité, à tirer le diable par la queue, à payer comme je pouvais le loyer de mon minuscule studio de la rue des Poissonniers, dans le XVIIIe arrondissement, à m'habiller dans les friperies et à sortir le moins possible.
Sans l'aide de Sylvia, je ne m'en serais jamais sorti. Elle était danseuse dans un cabaret à Pigalle — profession peu répandue chez les compagnes de mes collègues — et gagnait mieux sa vie que moi, ce qui ne constituait guère un exploit. Parce qu'elle avait quitté l'école très jeune et sans diplômes, elle était une des rares personnes à être encore éblouie par ceux qui dispensaient le savoir. Cela me valait des faveurs qu'elle aurait normalement dû réserver à plus riche que moi. Nous aurions pu continuer à être heureux si elle n'avait pas perdu son travail et si, de mon côté, j'avais réussi à en trouver un. Le mois de mars venait de commencer, la rentrée avait eu lieu depuis six mois et je n'avais pas effectué un seul remplacement. Le manque d'argent se faisait durement sentir, j'avais beau téléphoner au rectorat pour rappeler que j'étais disponible, je ne voyais rien venir.
Lasse de cette situation, Sylvia emménagea chez une amie — ou chez un autre de ses amants. Je savais seulement qu'au manque d'argent s'ajoutait le manque d'amour et que l'existence devenait insupportable.

 

Au moment où commença cette curieuse aventure, le rectorat n'avait toujours pas eu recours à mes services. Cette année, les professeurs débordaient-ils de santé, de joie de vivre, montraient-ils un enthousiasme et une assiduité tels que nulle part il n'était nécessaire de les remplacer ? C'était peu probable. En réalité, on devait être mécontent de moi : en face d'élèves difficiles, mon public habituel, mes cours tournaient vite à la débandade. À moins — cela ne me semblait pas inconcevable — que l'on ne me fît lanterner pour être certain que j'accepterais un poste dont personne ne voudrait. Auquel cas, on n'avait pas tort, j'avais atteint un tel état de détresse que pour survivre j'étais prêt à tout. Non loin de chez moi, à l'angle de la rue des Poissonniers et de la rue curieusement nommée des Portes-Blanches, se réunissait régulièrement un groupe de clochards. Ils dégageaient une telle puanteur que, pour y échapper, il fallait faire un détour en sorte qu'ils se retrouvaient maîtres d'une portion de trottoir sur laquelle personne ne se risquait. L'idée que je pusse un jour les rejoindre me glaçait d'horreur au point que si j'en avais eu les capacités j'aurais attaqué une banque ou une station-service.
Malheureusement, on ne s'improvise pas malfaiteur.
J'étais donc dans une situation des plus critiques, lorsque je fus convoqué par un certain Thomas Guérini au rectorat de Paris, avenue Gambetta, dans le XXe arrondissement.