Introduction
UNE EXPÉRIENCE
LA GALÈRE
Les livres consacrés à la marginalité des jeunes des années 1950 et 1960 parlaient des bandes ; ceux des années 1970 décrivaien la critique politique et culturelle. Aujourd'hui, ces formes cristallisées de conduite de jeunes ont disparu et les jeunes des banlieues des grandes villes sont plongés dans une expérience de vie qu'ils n'ont guère choisie : la galère. Il existe bien des façons de décrire la galère mais toutes en soulignent le caractère fluide, contradictoire, mal perceptible puisque l'acteur lui-même paraît se perdre dans un temps dilué, dans un flottement des aspirations, dans une ambivalence indéfinie. Aux tableaux durs, tranchés, aux explications fermes de la délinquance et des bandes, à la mise en lumière des grandes tendances idéologiques, ont succédé les peintures en demi-teintes, les descriptions d'une expérience qui paraît ne plus avoir de sens.
Le sociologue qui s'intéresse aux conduites marginales des jeunes aime se repérer avec des typologies quand ce ne sont pas des stéréotypes. Lorsqu'il se rend dans les banlieues où vivent les jeunes marginalisés entre la sortie de l'école et un premier emploi incertain, il aimerait rencontrer des « loubards violents », des drogués engagés dans le trafic et une auto-destruction fatale, des pauvres qui se replient sur des bandes protectrices, des rêveurs et des utopistes, des « primitifs de la révolte »... Enfin, il aimerait voir des jeunes conformes aux images attendues. Il aimerait au moins savoir qu'il en existe et qu'il devra engager une longue approche afin d'entrer en contact avec ces personnages. On lui parle des cités « difficiles » et des groupes de jeunes qui y nichent. Mais il faut bien se rendre à l'évidence, au bout de plusieurs jours de présence, de longs stages dans les cafés, de soirées à la maison des jeunes, de déambulations au centre commercial, il n'y a rien. Sans doute, il voit des jeunes qui traînent, qui s'ennuient, qui vont au café, échangent trois mots avec des copains et s'en vont. Si la saison s'y prête, il voit bien quelques jeunes chahuter sur les marches d'une cage d'escalier. Il en voit d'autres se précipiter autour du baby-foot du club de jeunes et faire un tour de cyclomoteur dans la cité. Lorsque le chercheur commence à faire partie du paysage et parvient à discuter avec quelques adolescents, ils ne se montrent ni méfiants, ni loquaces. Lorsqu'il donne rendez-vous à un jeune ou à un groupe, il s'habitue vite à ne voir venir personne. En hiver, il trouve le temps long, l'atmosphère déprimante, se demande parfois ce qu'il fait là et rêve du talent de Whyte et de Monod qui ont pu entrer dans des bandes et en percer les « secrets1a ». Pourtant, tout n'est pas aussi calme et, si l'on en croit le voisinage, il existe bien des signes de la marginalité des jeunes et des tensions qu'elle provoque; les concierges et les commerçants se méfient, le club de jeunes est dégradé et cadenassé, et les faits divers rappellent que la délinquance est omniprésente. Parfois même la police patrouille avec insistance dans le quartier. Les travailleurs sociaux et les animateurs qui accueillent, souvent bien, ces chercheurs qui s'intéressent à « leurs » jeunes, ne paraissent guère plus avancés, ils parlent des bandes d'autrefois ou de celles du quartier d'à côté, mais aujourd'hui c'est mort, il y a sans doute des problèmes, le chômage, les stages, les sorties, les activités, la drogue puisqu'il a fallu fermer les toilettes où les jeunes se piquaient, mais tout cela paraît dilué, mal défini, incertain. On est loin des clichés trop héroïques ou trop sordides de la « jungle » des grandes villes.
Peu à peu, une idée s'impose : l'incertitude, le flottement, la formation de réseaux fragiles à la place des bandes, les longues périodes d'oisiveté entrecoupées de petits boulots, la délinquance présente et peu spectaculaire, ne sont pas les premières images, les obstacles à l'entrée dans les « vraies » conduites des jeunes, elles sont au contraire leur expérience quotidienne, ce qu'ils appellent la galère. Insensiblement, les sociologues se mettent à « galérer », eux aussi sont pris dans cette indétermination, ils s'habituent à passer leur temps entre le café et le club de jeunes, et attendent que quelque chose se produise, comme les jeunes eux-mêmes qui ne cherchent plus de travail, qui font des stages sans les faire, qui se regroupent sans former de bandes... Mais les chercheurs, eux, ne « déconnent » pas, alors que les jeunes « piquent » au supermarché ou dans le centre-ville puisqu'on apprend que celui qui venait tous les jours au café est maintenant en prison, sans que ses copains en paraissent autrement émus. Les sociologues ne sont pas pauvres comme les jeunes qui n'ont guère d'argent et, lorsqu'ils rentrent le soir chez eux ou à l'hôtel, ils peuvent toujours se dire que lorsqu'ils galèrent, ils travaillent. Mais enfin, quand ceci dure trop longtemps, ils se mettent à « rouiller » et se demandent s'il y a réellement autre chose à comprendre que le chômage, la tristesse du décor et l'art de passer le temps à ne rien faire. La galère, cette expérience que paraissent vivre les jeunes de 16 à 25 ans, est-elle réellement un objet d'étude ? Ne faut-il pas aller étudier la série des looks aux Halles ou à Beaubourg ? Ne vaut-il pas mieux s'intéresser à tous ceux qui fabriquent les stéréotypes auxquels on a pu croire, aux policiers, aux travailleurs sociaux, aux « braves gens » qui ont peur et qui, depuis quelque temps, votent pour l'extrême droite ?