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© Librairie Arthème Fayard, 2011
Graphisme de couverture : Josseline Rivière
ISBN : 978-2-213-66456-9
Le bonheur d’être ici
DU MÊME AUTEUR

Poésie, prose

To Kindle the Starling, Aquila, 1972

Where, Aquila, 1975

The Ballad of Mobb Conroy, Aquila, 1977

The Magic, Unquiet Body, Aquila, 1985

Poèmes, dessins de Christian Gardair, 1989

Un monde même et autre, Desclée de Brouwer, 2002

Rivage mobile, Arfuyen, 2003

Paris demeure, gravures de Pascale Hémery, Les pharmaciens bibliophiles, 2008

At the Root of Fire / À la racine du feu, Choix de poèmes (1972-1985), traduits et présentés par Anne Mounic, fusains de Catherine Day, édition bilingue, Caractères, 2009

L’Étrangèreté, CD, Gallimard, « à haute voix », 2010

Ce que dit la lumière, illustrations de Christian Gardair, C.G. Fecit, 2010

Critique littéraire

La Tragédie racinienne, P.U., 1972

Eliot / Language, Aquila, 1975

Towards a Christian Poetics, Macmillan, 1984

Poetry and Possibility, Macmillan, 1988

Of Making Many Books, Macmillan, 1990

Éloge de l’attente, Belin, 1996

De Poetica Christiana, Hermeneutikai Kutatokozpont, Budapest, 1997

Préface, Geoffrey Hill, Scènes avec arlequins et autres poèmes, traduction de René Gallet, Orphée / La Différence, 1998

Beckett ou le don des langues, Éditions Espaces 34, 1998

Leçons de poésie, Presses Universitaires de France, 2001

Sur un vers d’« Hamlet », Leçon inaugurale de la Chaire européenne, Collège de France, 2001

Ombres de lune : réflexions sur la création littéraire, Éditions Espaces 34, 2001

Shakespeare et la comédie de l’émerveillement, Desclée de Brouwer, 2003

Terre de poésie, Éditions Espaces 34, 2003

Étude de la création littéraire en langue anglaise, « Leçons inaugurales du Collège de France », Collège de France / Fayard, 2004

Racine et Shakespeare, Presses Universitaires de France, 2004

Shakespeare et l’œuvre de la tragédie, Belin, 2005

Le Génie de la poésie anglaise, Le Livre de Poche, 2006

Coéditeur, co-traducteur, Edgar Allan Poe, Histoires, Essais, Poèmes, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 2006

Préface, Geoffrey Hill, Le Triomphe de l’amour, traduction de René Gallet, Cheyne, 2007

De l’émerveillement, Fayard, 2008 (Prix Dagnan-Bouveret de l’Académie des sciences morales et politiques)

Préface, Charles Tomlinson, Choix de poèmes, traduits et présentés par Michèle Duclos, Caractères, 2009

Shakespeare : le poète au théâtre, Fayard, 2009

Critique d’art

Raymond Mason, Thames and Hudson ; version française, Cercle d’Art, 1994

Preface, Claude Garache, Paintings and Sanguines, Galerie Matisse / Institut Français, Londres, 1994

Préface, Pascale Hémery, Œuvre gravé et lithographié 1988-2005 : catalogue raisonné, Roland Plumart, 2006

Préambule

Le bonheur nous hante, comme un beau souvenir ou un rêve, comme une perte et une promesse. Pour nous en approcher, n’essayons pas de le définir, pensons plus exactement au « bonheur d’être ici » (l’expression est de Claudel) et à la manière dont nous concevons la vie sur terre. En dépendent la qualité du bonheur, et surtout celle de nos rapports avec autrui et avec tout ce qui nous entoure. Situer le bonheur dans des mondes imaginés, s’exalter du désir d’être ailleurs, c’est dévaloriser la Terre et rejeter le cadeau, le présent, qui nous est fait. (On suppose souvent que le christianisme désapprouve le bonheur, en réservant toute aise pour l’au-delà, comme si la Bible apportait une mauvaise et non pas une « bonne nouvelle », comme si elle ne disait pas d’une terre même déchue qu’elle est « pleine » de la gloire de Dieu et que Jésus est venu pour que notre joie soit « pleine ».) Regarder l’ici comme un bref éclair entre deux ténèbres où il faut s’emparer du bonheur, l’épuiser avant qu’il ne soit trop tard, le réduit d’une autre façon, puisqu’on ne discerne pas que l’ici donne sans cesse sur autre chose, sur le possible. On le sent à chaque fois qu’un être, un objet, un paysage, une rue semblent irradiés par l’inconnu, le neuf, et font pressentir un réel plus réel et plus secret, ou qu’un sommet de bonheur laisse insatisfait, qu’à la cime il manque une marche. Avoir tout, et désirer encore. Le bonheur parle, et nous éclaire autant sur notre condition que le malheur.

Le malheur, en effet. Un essai sur le bonheur d’être ici serait inadéquat et peu persuasif s’il ne tenait pas compte du malheur de l’ici, comme un bonheur ignorant la peine, la méchanceté, la mort, la violence des hommes et de la nature, n’est pas le vrai bonheur. J’essaie de ne jamais l’oublier, et trois chapitres descendent dans le malheur, pour explorer des ouvrages (tel l’Enfer de Dante) dont la présence peut étonner dans un tel contexte. Mais je cherche en même temps, dans ces écrits qui imaginent la terre comme un lieu triste, les moments où le bonheur d’être et la beauté de l’ici arrivent néanmoins à s’imposer. Quand j’apprends de mauvaises nouvelles du monde ou de mes amis, j’hésite à publier, par pudeur, une méditation sur l’ici et son bonheur. Mais c’est précisément parce que les hommes souffrent et souffriront toujours que l’on doit parler du bonheur véritable et de l’insondable exubérance de notre demeure.

Je me suis demandé en premier lieu comment la littérature, la peinture et la musique, découvrent et chantent le bonheur de l’ici au sein d’un monde aussi malheureux et malade, en écoutant des œuvres variées (que je traduis s’il en est besoin) et en adoptant des perspectives toujours changeantes. Car les formes diverses de l’art nous placent le mieux dans la réalité. Le bonheur de se trouver dans le monde que l’œuvre touche et révèle s’associe au bonheur de se trouver dans l’œuvre même, ce qui invite à réfléchir à nouveau sur le plaisir de l’art.

Ce livre entre en résonance avec toutes mes autres publications. Je me rends compte, par exemple, que le mot clé de mon essai De l’émerveillement revient parfois, malgré la différence de sujet. Il nomme un certain élan de l’être qui peut accompagner le bonheur d’être ici, et qui me paraît, depuis longtemps, irrésistible.

Le bonheur d’être ici

1

La poésie nous fait-elle du bien en exaltant l’ici, en nous soutenant dans nos efforts pour nous rapprocher des êtres et du monde, ou, au contraire, en sondant le malheur et en cherchant ailleurs le possible, l’inconnu, le nouveau ? Le contraste, comme je l’ai exprimé, est sans doute un peu violent. Je tiens simplement à noter que, si je ne me trompe, nous nous sentons, à des moments différents ou parfois en même temps, chez nous et en exil, comblés par la vie ou trahis par l’angoisse, la perte, la mort ; puis à demander où se situe le rôle de la poésie par rapport à ces deux sentiments de l’existence, qui pourraient se résumer dans une expression de Claudel : « le bonheur d’être ici », et une autre de Baudelaire : « n’importe où hors du monde ». Nous commençons à entrevoir la complexité de la question posée en remarquant que ni Claudel ni Baudelaire ne se laissent enfermer dans ces formules, mais que leur opposition, surtout quand nous l’exagérons volontairement afin de faire des distinctions, aide vivement la pensée.

Invité à l’université de Cambridge en juin 1939 pour recevoir un doctorat honoris causa, Claudel est logé dans une salle dont le plafond porte cette inscription : « Le bon temps viendra. » Ce qu’il en dit semble d’abord léger, la réaction presque convenue de quelqu’un qui se plaît à un tel endroit et dans de telles circonstances, mais le poète en Claudel est déjà à l’œuvre :

« Le bon temps viendra ». Mais non, il est déjà venu ! Pour en être sûr, je n’ai qu’à aller à la fenêtre, et, au travers de ce vitrage usé qu’a traversé le regard de Bacon, de Newton, de Byron et de Tennyson, à contempler sous le ciel en fête ce cloître quadrangulaire au milieu duquel on a planté comme un bouquet un énorme marronnier rouge. Et par delà, à travers les péristyles ouverts, ce sont toutes espèces de pelouses et de jardins ravissants, un ouragan de verdure qui déferle par-dessus les toitures érudites, et ces cloches de temps en temps qui, pour définir le bonheur d’être ici, articulent une phrase aussi nette qu’une citation.

« Ici » désigne en premier lieu Cambridge, avec son histoire et ses beautés naturelles et architecturales, mais aussi la terre et la vie qu’il nous est donné d’y mener. Car ce sont les cloches des églises qui parlent du bonheur d’être ici, la bonne nouvelle qu’elles annoncent n’étant pas que nous avons accès à un autre monde, mais que ce monde-ci est fait pour nous plaire. De même, si le « ciel en fête » est d’abord le bleu clair d’un ciel de printemps agrémenté – pourquoi pas – de petits nuages blancs et rapides, nous sentons la présence, à la relecture du passage, d’une festivité céleste, et que le bonheur de la terre répond à la joie du ciel. Puis le poète est particulièrement actif autour de cette petite phrase sur le bonheur, où s’entend le tintement des cloches, non pas par naïve imitation mais parce que, au moment où arrive l’idée à laquelle tout cet investissement imaginatif semble vouloir aboutir, les sonorités du langage requièrent l’écrivain : « […] par-dessus les toitures érudites, et les cloches de temps en temps qui, pour définir le bonheur d’être ici, articulent une phrase aussi nette qu’une citation ». En articulant à notre tour ces t et ces d, nous entendons des carillons de tons clairs, et Claudel nous incite, peut-être sans y avoir pensé, à réfléchir sur la fonction de la littérature dans cette prise de conscience de l’ici et de son bonheur, par l’allusion à une expression dont la frappe est si forte qu’on la cite.

Le désaccord avec Baudelaire se déclare, dans une phrase bien connue, au cours d’un essai de 1921, Introduction à un poème sur Dante : « Le but de la poésie n’est pas, comme dit Baudelaire, de plonger “au fond de l’Infini pour trouver du nouveau”, mais au fond du défini pour y trouver de l’inépuisable. » Claudel cite inexactement, substituant l’Infini à l’Inconnu. Mais il entendait peut-être, dans ce dernier vers du « Voyage », l’écho d’un vers du deuxième quatrain : « Berçant notre infini sur le fini des mers », où s’exprime déjà l’insatisfaction devant le fini. Le vers correctement reproduit n’empêche pas Claudel de développer, dans la Conférence sur Francis Jammes de 1939, une distinction semblable entre l’aspiration qu’il suppose romantique à des « cieux exotiques » offrant des « étoiles nouvelles » et le choix de Jammes de « regarder autour de lui » et de « respirer à pleine poitrine » la création. En se dissociant de Baudelaire, Claudel reprend une pensée essentielle de son art poétique, formulée dans La Maison fermée de 1908, la dernière des Cinq grandes odes : l’Univers est « inépuisable et fini », « inépuisable et fermé », et répercutée, par exemple, dans la Lettre sur Coventry Patmore de 1914.

Et si les deux impulsions étaient nécessaires ? Selon le côté par lequel on envisage la chose, comme dirait Pascal, le monde est sans aucun doute un ensemble inépuisable de merveilles ou bien une suite de malheurs qui contraint à chercher autre chose, à vouloir un inconnu qui dépasse le connu, un nouveau qui sauve de l’ancien. En des termes chrétiens qui résonneraient peut-être autant pour Baudelaire que pour Claudel, nous pourrions dire que le bonheur de se trouver dans une création divine rencontre le malheur d’un monde désaxé vulnérable au mal et à la mort, la pitié des souffrances d’autrui et la peur d’un moi foncièrement inadéquat. Une poésie pleine, une poésie ouverte à la totalité de notre expérience, aurait pour tâche d’approfondir cette contradiction, d’en demander la raison et d’y chercher des ressources de vie et de sur-vie.

À lire « Le Voyage » de Baudelaire dans l’optique de Claudel, je découvre, malgré moi, qu’une sorte d’esprit critique peut se manifester dès la première strophe :

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,

L’univers est égal à son vaste appétit.

Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !

Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Ces vers célèbres sont si émouvants, si mémorables par leurs images et si justes dans leur prosodie et leur rhétorique entièrement au service de la poésie et ils semblent, du reste, avoir convaincu tant de lecteurs de la vérité de ce qu’ils affirment, que l’on se sent un peu sot à les mettre en doute. Mais la perte du paradis enfantin apparaît bien comme un mythe du moment (de toute une époque, qui remonte au moins jusqu’à Wordsworth), cette enfance-là étant une invention de l’adulte. Et si l’on perd en effet quelque chose au passage de l’adolescence, cela n’est-il pas bien plus que compensé par le monde véritable qui se révèle progressivement, par une certaine beauté de la terre que l’enfant ne voit pas, par les relations toujours à réapprendre avec les autres ? Il y va aussi de notre rapport avec le temps, qui s’accroît à mesure que notre univers s’élargit. Ne pourrait-on pas écrire, avec plus d’exactitude : « Aux yeux du souvenir que le monde est immense ! » ? Baudelaire nous entraîne dans une manière de voir, dans une sensibilité baudelairienne et romantique-noire – « Un matin nous partons […] / Le cœur gros de rancune et de désirs amers », mais nous ne nous reconnaissons pas forcément en ce nous – et dans des besoins bien à lui, dans des rêves de « vastes voluptés, changeantes, inconnues ». D’où la description des « vrais voyageurs » qui, « sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ! », à l’inverse du Claudélien qui, devant la profusion de l’ici, affirmerait plutôt : Demeurons !

Cependant, il faut comprendre aussi que Baudelaire développe dans ces quatrains précisément une manière de voir, en laissant s’exprimer une des multiples dispositions de son être. Or « Le Voyage », écrit deux ans après la première publication des Fleurs du mal en 1857, figure dans l’édition élargie de 1861 comme le dernier poème et par conséquent, est-on tenté de penser, comme le dernier mot du recueil. Mais dans la lettre accompagnant l’envoi du manuscrit à Maxime Du Camp, dédicataire du poème, Baudelaire évoque le « ton systématiquement byronien » du « Voyage », l’adverbe semblant indiquer son souci de se restreindre au seul registre émotif et intellectuel. Si Du Camp est choqué par quoi que ce soit dans le poème, par exemple « de ce que le Voyageur avoue n’avoir vu que la banalité » – ce qui devait en particulier choquer Claudel –, Baudelaire propose, non pas de réviser son texte mais d’en écrire un autre : « je ferai pour vous autre chose avec tout autant de joie ». Entre le moi qui parle dans une lettre et le je qui écrit un poème, il existe sans doute un certain écart, mais Baudelaire semble bien avancer qu’après avoir composé « Le Voyage » dans une perspective byronienne, il serait heureux de composer un autre poème dans une perspective contraire. (Il précise aussi – et il est important de le noter ! –, qu’il a écrit « Le Voyage » non pas, ou non pas seulement, en éprouvant les émotions du poème, mais dans la joie.)

Et si, comme tous les poèmes de Baudelaire, « Le Voyage » met en œuvre un point particulier de son être, la recherche de l’infini, de l’inconnu et du nouveau ne relève pas de la langueur décadente de l’époque, mais se justifie pleinement comme une réponse possible et même nécessaire à la réalité des choses. Qu’ont-ils vu « partout », les voyageurs du poème ? « Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché ». C’est ce péché omniprésent – que Claudel ignore dans ses longs moments d’optimisme exalté et dans son adhésion à une Création dont on dirait qu’elle n’a pas subi de Chute – qui associe clairement le poème à la lecture chrétienne de la vie et qui explique le besoin, si profondément ressenti par Baudelaire (comme, du reste, par Ésaïe ou saint Paul) du nouveau. Et si le nous de Baudelaire est suspect, c’est en laissant parler en lui l’amertume et l’insatisfaction qu’il retrouve les vrais dépossédés et qu’il parvient à se mettre à leur place. En éprouvant à notre tour la compassion avec laquelle il évoque « le pauvre amoureux des pays chimériques » ou « le vieux vagabond, piétinant dans la boue », qui rêve « le nez en l’air, de brillants paradis », nous pouvons nous souvenir que « Le Voyage » est de la même époque que « Les Petites vieilles » et « Le Cygne ». Les derniers quatrains de celui-ci, admirables d’humanité, font paraître bien frivole tout émerveillement devant l’ici inépuisable qui ne tienne pas compte de la Chute et de la souffrance qu’elle amène, qui ne reconnaisse pas le désespoir de ceux qui cherchent sans trouver.

2

Et il est vrai que Claudel, lu dans l’optique baudelairienne, semble, parfois, curieusement insensible. Dans un autre texte sur Francis Jammes, Dès le moment où Jammes… de 1912, il cite Wagner à propos du « mécontentement de ce qui existe », en faisant comprendre que, tout allant pour le mieux, tout le monde n’aurait qu’à être, comme Jammes, « parfaitement content de son sort ». Lorsque le poète répond, dans La Maison fermée : « Je sais que je suis ici avec Dieu et chaque matin je rouvre mes yeux dans le paradis », il y a sans doute beaucoup à apprendre sur la conscience d’une présence divine (ou d’une présence poétique) qui irradie toute chose pour la renouveler et pour surmonter entièrement, tant que dure la vision, le mal dans le moi et dans le monde ; mais on aimerait que le poète se souvienne aussi qu’en attendant que la vision s’accomplisse, le malheur sévit. Quand Claudel affirme, dans Introduction à un poème sur Dante, que le « véritable poète » sait que « les œuvres de Dieu sont très bonnes » et qu’il « n’en demande point d’autres », on dirait qu’en évoquant la fin du premier récit de la création dans la Genèse (« Dieu vit tout ce qu’il avait fait et voici, cela était très bon »), il refuse encore une fois de tenir compte de la Chute. Ceci n’est pas une objection purement théologique. Il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour comprendre que le monde n’est ni l’Éden supposé de l’origine ni le paradis présumé de la fin, et si c’est bien la foi qui fait dire à saint Paul (dans l’Épître aux Romains) que « la création a été soumise à la vanité » et que « la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement », ce sont aussi son intelligence et sa compassion qui lui permettent d’entendre ces gémissements universels. Lorsque Claudel remercie Dieu, finalement, d’avoir fait de lui « un être fini à l’image de votre perfection » (La Maison fermée), nous pouvons applaudir à son refus de se détourner du monde environnant afin d’explorer les hypothétiques abîmes du moi fascinant et intarissable, tout en regrettant, néanmoins, l’absence du désir d’être autre. Si l’infini de Baudelaire (« Berçant notre infini… ») risque de dévaloriser le monde visible au nom d’une aspiration du moi qui l’excède, le fini de Claudel risque de ne pas reconnaître qu’une certaine insatisfaction du monde matériel comme de soi incite à la fois à la quête spirituelle et à la recherche de la poésie.

À d’autres moments, cependant, Claudel est pleinement conscient de presque tout cela, même à la fin d’Introduction à un poème sur Dante :

C’est parce que toutes les choses créées sont imparfaites, c’est parce qu’il y a en elles un certain manque, un certain vide radical, – qu’elles respirent, qu’elles vivent, qu’elles échangent, qu’elles ont besoin de Dieu et des autres créatures, qu’elles se prêtent à toutes les combinaisons de la poésie et de l’amour.

Ce sont maintenant l’imperfection, le manque, le vide qui rendent possibles non seulement l’amour mais la poésie, dans les diverses « combinaisons » par lesquelles nous nous associons les uns aux autres dans des rapports charitables, comme nous rapprochons les êtres et les choses dans des rapports artistiques. De l’ambition immense que cela implique, Le Soulier de satin est le témoignage étonnant.

Il apparaît aussi que l’opposition chez Claudel à l’infini et à la recherche d’un ailleurs vient de sa réaction contre le xixe siècle, ou contre celle de ses manifestations qui l’impatiente le plus. Dans La Catastrophe d’Igitur de 1926, il l’appelle « la sympathie avec la Nuit, la complaisance au malheur, l’amère communion entre les ténèbres et cette infortune d’être un homme » ; c’est en se défaisant de cet héritage-là, qu’il trouve surtout chez Poe, Baudelaire et Mallarmé, qu’il parvient à explorer le bonheur d’être ici. En affirmant (dans Religion et poésie de 1927) que la religion chrétienne a apporté dans le monde « la joie », il va à l’encontre du courant puissant du néo-paganisme. Celui-ci supposait, au siècle précédent, que le plaisir grec à habiter le monde avait été détruit par la doctrine mélancolique du péché et par le mépris d’une terre éloignée de la seule réalité céleste qu’aurait enseigné celui que Swinburne appelait le « pâle Galiléen ». Dans La Maison fermée, en reprochant ironiquement au poète qu’il retourne et brouille tout, qu’il emporte tout avec lui dans « la rude ascension de [son] rire ! », il atteint un rire radieux tout à fait à l’opposé de celui de Baudelaire dans De l’essence du rire, mordant et satanique.

Le refus d’un certain xixe siècle était nécessaire, en somme, pour que Claudel pût se trouver en tant qu’homme dans sa vie quotidienne et en tant que poète. Comme c’est souvent le cas dans de tels refus pourtant indispensables, je ne crois pas qu’il vaille vraiment la peine de se demander si son attitude était justifiée. Les poétiques de Baudelaire et de Claudel se font face, et nous ne sommes pas plus obligés de choisir que, par exemple, entre celles de Pope et de Wordsworth – le rejet de Pope par Wordsworth étant l’exemple flagrant d’un jugement à la fois probablement faux et certainement bénéfique à celui qui le portait. De même, il était profitable pour Claudel de s’orienter après sa conversion vers cette région de la théologie catholique qui estime que « la religion chrétienne est venue, non pas détruire la nature, mais la parachever » (Lettre sur Coventry Patmore), que la grâce « ne contredit pas la nature, mais […] la perfectionne » (Introduction à un poème sur Dante), comme il était salutaire pour lui de déplorer le jansénisme, et parfois le « grand Pascal », afin de développer à loisir et dans la plénitude de l’enthousiasme son sentiment de la surabondance de l’ici. Il faut se souvenir aussi que dans Ma conversion (publié longtemps après l’événement en 1913), Claudel appelle Baudelaire « un poète que je préférais à tous les Français », et que c’est la pensée que Baudelaire avait trouvé la foi dans les dernières années de sa vie qui incita Claudel à se convertir. Baudelaire, l’homme et le poète, était le catalyseur providentiel.

Si on se laisse guider par Claudel dans sa nouvelle poétique, sans s’inquiéter de ce qui lui manque, on découvre une autre façon de concevoir l’ici et un autre bonheur à éprouver. Dès le début de l’Argument de Connaissance du temps (1904), première section de l’Art poétique, il écrit : « Interprétation de l’Univers et de la figure que forment autour de nous les choses simultanées », et je relève, non pas « Interprétation » et « figure » mais l’expression toute simple de la fin, ces « choses simultanées », cet ensemble vaste et, en effet, inépuisable qui vient à exister à tout moment à condition d’en prendre conscience. Car être ici ne va pas de soi : il faut sans doute cette ouverture à la présence illimitée de ce qui est, hors de toute idée et le moi étant en suspens, afin à la fois d’être réellement et de goûter l’ici dans toute sa richesse. D’où l’importance primordiale accordée au présent, et d’où les questions étonnantes et justes à poser au monde, à l’espace-temps : « Où suis-je ? et Quelle heure est-il ? »

On trouve aussi que l’infini, qui agace si souvent Claudel, n’est pas du tout proscrit. Dans l’« Ode jubilaire pour le six centième anniversaire de la mort de Dante », la pensée traditionnelle, « Il n’y a pas moyen que nous recevions de Dieu autre chose que l’Infini », prend soudain, dans le contexte de la poétique claudélienne et de sa polémique contre le siècle précédent, un sens nouveau : l’Infini est à chercher non pas au-delà mais à l’intérieur du fini. Même en dehors du point de vue explicitement religieux de Claudel, je suppose que ce sentiment d’un infini qui arrive comme un don lorsque nous sommes attentifs, dans notre finitude, à la présence « autour de nous » de tant de choses ayant leur vie propre, peut avoir un sens.

Par ailleurs, les « choses simultanées » constituent un instant tout à fait différent de celui de Poe et de Baudelaire. La durée de la poésie épique cède au moment de la poésie lyrique à peu près à l’époque du romantisme, l’expérience intense et fugitive de l’individu isolé primant, pour beaucoup, sur l’expérience collective d’un temps long où le sens se forme progressivement. Chez Claudel, cependant, sans qu’il eût à l’esprit, vraisemblablement, cette révolution que sa pratique tendait à renverser, un nouvel instant se déclare, comme dans cet autre passage de Connaissance du temps : « Toutes choses dans le temps écoutent, concertent et composent. Les rencontres des forces physiques et le jeu des volontés humaines coopèrent dans la confection de la mosaïque Instant ». Il n’est question ni du déroulement d’un temps significatif ni de la brève excitation de l’âme prônée par Poe et par Baudelaire, mais de la plénitude d’un maintenant situé au carrefour de tout ce qui existe.

Il n’y a pas jusqu’à l’« inconnu » et au « nouveau » du dernier vers du « Voyage » (« Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! ») qui ne reçoivent, chez Claudel, un sens inattendu. Dans Connaissance du temps on lit également ceci : « Ouvrez les yeux ! Le monde est encore intact ; il est vierge comme au premier jour, frais comme le lait ! L’inconnu est la matière de notre connaissance, il est le bien de notre esprit et sa chère nourriture ». Quoi que l’on pense de ce monde encore « intact », l’exhortation simple à ouvrir les yeux, récurrente dans les écrits de Claudel, était importante en son temps et le demeure, et l’inconnu, loin de se trouver dans la mort et dans le gouffre baudelairiens, bien au-delà du pays de l’expérience ordinaire qui ennuie, attend dans les choses alentour, dans le monde qui s’offre à nous, dans l’Instant chargé de tout le visible et l’invisible qui ne cesse de se recréer. Le nouveau aussi paraît parmi nous plutôt qu’ailleurs : le même texte, Connaissance du temps, parle de l’« Éternelle nouveauté de toutes choses », comme pour dire que la nouveauté est à déceler jour après jour dans ce qui existe déjà, et que, dans un réel aussi oxymorique que l’expression qui le désigne, cette continuelle redécouverte est possible grâce à la qualité éternelle des choses, à une nouveauté qui ne survient pas une fois pour toutes à l’extrême horizon de l’exister mais qui se renouvelle éternellement dans le vécu.

Les intuitions conjuguées de l’infini, de l’inconnu et du nouveau à découvrir dans l’instant qui est au cœur des « choses simultanées » préconisent dans l’acte poétique une attention portée, dans l’enthousiasme et l’émerveillement, à un ici à l’échelle de l’univers. Dégagé des tours et retours du dedans, le poète puise à pleines mains dans l’ici des jours et dans le maintenant du monde. Et pour cela il lui suffit, me semble-t-il, d’ouvrir les yeux, en effet, et d’exercer, non pas nécessairement la foi chrétienne, mais une sorte de foi poétique, de don de soi qui répond au don des choses.

En même temps, nos poétiques, comme nos philosophies de l’existence, viennent toujours un peu de qui nous sommes, et le tempérament de Claudel joue un grand rôle dans son idée de la poésie, comme le tempérament de Baudelaire dans la sienne. Lorsqu’il écrit, dans le Traité de la co-naissance au monde et de soi-même, deuxième section de l’Art poétique : « Le mot appelle, provoque en nous l’état de co-naissance qui répond à la présence sensible des choses mêmes », nous pouvons être reconnaissants de cette perspective sur le mot qui appelle (comme on appelle quelqu’un à la fois par son nom et pour qu’il vienne), formulée avant Heidegger et capable de sauver de la linguistique saussurienne. En saluant également la recherche de la « présence » des choses et l’idée que je me constitue en face de cette présence, dans n’importe quel acte de nommer et surtout dans la profondeur nominative de l’acte poétique, nous pouvons vouloir ajouter, toutefois, que la présence des êtres est en partie malheureuse et qu’en co-naissant avec eux nous apprenons, nous connaissons, entre autres choses notre propre malheur.

Mais quelle importance, à vrai dire ? Pas plus que Baudelaire, Claudel n’a le dernier mot sur la poétique, et à condition de ne pas sombrer dans la simple histoire littéraire mais de réfléchir pour soi-même, on ne peut que bénéficier de son génie. Je me réjouis en particulier du bonheur qu’il éprouve à être ici, en pensant à cette « après-midi à Cambridge », en me disant que l’on peut très bien découvrir l’inépuisable d’un monde fini en passant d’une cour à l’autre d’un collège de Cambridge, comme d’un jardin à l’autre d’un parc anglais, ou d’un monde à l’autre dans une comédie de Shakespeare. Et si je commence à regretter l’absence dans la poétique de Claudel de cette mémoire dont Wordsworth a enseigné la présence essentielle, je pense à un autre verset du poème sur Dante, qui pourrait donner lieu à une tout autre réflexion longue et fructueuse, où Claudel fait dire à Dante en exil : « Pour désirer le Paradis je n’avais qu’à me souvenir de l’Arno. »