La Main ouverte
Zoé Valdés
Traduit de l'espagnol (Cuba) par Albert Bensoussan


• OMD 1 •
PAUVRETÉ ET FAIM
005
ZOÉ VALDÉS
Poète, romancière et scénariste, Zoé Valdés est née en 1959 à Cuba. Elle a grandi dans un quartier pauvre de la capitale cubaine, à laquelle elle a rendu un hommage vibrant dans La Douleur du dollar.
Après des études de philologie à l’université de La Havane, elle travaille à la délégation cubaine de l’UNESCO et à l’office culturel de Cuba à Paris, puis codirige la revue Cine cubano. En 1995, après la publication en France de son roman Le Néant quotidien (Actes Sud), elle est contrainte à l’exil.
Interdite de séjour à Cuba, elle choisit la France et vit à Paris. Chevalier des Arts et des Lettres, elle a reçu les plus importantes distinctions littéraires en Espagne. Tous ses romans – Miracle à Miami, L'Éternité de l’instant (Gallimard)… – sont traduits dans de nombreux pays.
JE SUIS ARRIVÉE à Haïti dans la nuit. L'aéroport était congestionné par les gens qui rentraient au pays ou en sortaient. Les écrans de télévision montraient des images du groupe de rap Barikade. La nuit précédente, les quatre membres de ce groupe étaient morts dans un accident de voiture. La foule ne détachait pas les yeux des écrans, regards noyés de larmes, visages graves. « Terrible, c’est terrible ! Ils étaient si jeunes, ils avaient tellement de talent», m’expliqua la jeune fille venue m’attendre de la part d’une amie. « C'est injuste. »
Les porteurs ont couru vers moi pour prendre mes valises ; j’ai refusé aimablement leur aide, mais c’était inutile, l’un d’eux m’a arraché de la main mon bagage, et ensuite il m’a demandé de l’argent: quatre euros ne lui ont pas paru assez.
« Va, laisse tomber, c'est plus que suffisant ! » lui a lancé le chauffeur du taxi et, avec à mes côtés Julie (ainsi se nommait la fille venue m’accueillir), il a démarré en traînant presque l’autre qui ne voulait pas retirer sa main de la vitre. Je me suis sentie très mal à cause de ce spectacle, mais il ne me restait que quatre euros dans mon porte-monnaie.
On a pris une route assez sombre et traversé ensuite des quartiers fort mal éclairés. Pourtant, les trottoirs étaient pleins de jeunes gens, garçons et filles, qui vendaient toutes sortes de choses, des vêtements, des fruits, des objets d’artisanat. Il y avait aussi des femmes qui cuisinaient dans la rue, pour la vente ambulante. D’un immeuble à l’autre, traversant la rue et faisant un arc au-dessus des têtes, de multiples banderoles de toile déployaient des messages religieux, catholiques, et d’autres de soutien aux familles des garçons du groupe Barikade. C'était un trajet intense, avec des visages anonymes furetant à l’intérieur de la voiture quand on s’arrêtait pour cause d’embouteillage.
C'était la première fois que je visitais Haïti, j’allais tourner un documentaire sur la situation de pauvreté, l’instabilité sociale et politique, l’insécurité du pays. Tels étaient les thèmes que l’on m’avait assignés pour que je développe librement le scénario. Non seulement je devais l’écrire, mais l’on m’avait également chargée de la réalisation du film. Les producteurs nous avaient installés dans l’un des meilleurs hôtels de Port-au-Prince, le Montana.
La course avait été longue, l’arrivée à l’hôtel avait tardé plus que de coutume parce qu’un célèbre chanteur de rap, qui avait fait fortune en Amérique, était revenu expressément pour les funérailles de ses collègues. Le hall grouillait de militaires armés jusqu’aux dents, et de Casques bleus qui parlaient espagnol, d’origine péruvienne.
« Il y a beaucoup d’insécurité ici, trop d'enlèvements », m’a avertie Mikaël, un journaliste qui s’est approché aussitôt et a engagé la conversation avec nous. Nous, c’est-à-dire Julie, qui serait mon accompagnatrice les jours suivants, le caméraman et le technicien du son, arrivés la veille, qui m’attendaient dans le hall. On nous a attribué nos chambres, et Julie et moi sommes montées rapidement nous reposer afin de nous lever de bonne heure le lendemain.
J’ai été surprise par les dimensions de la pièce ; quatre autres personnes de mon gabarit auraient pu tenir rien que sur le lit. La chambre était équipée de l’air conditionné, de la télévision avec toutes les chaînes de la région, y compris les États-Unis et la République dominicaine. La salle de bains, également vaste, était royale. Je me suis douchée puis couchée, et j’ai pris un livre sur la table de nuit, mais j’étais morte de fatigue. J’ai rêvé de nuit bleue, avec beaucoup de gens autour de moi. Et j’ai dormi à poings fermés, comme je n’avais dormi depuis de nombreuses années.