Chapitre premier
Cosmopolite
Vous êtes un enfant de la Première Guerre mondiale avant que votre vie d'adulte ne soit façonnée par la Seconde. En quoi ce moment terrible du conflit de 1914-1918, où l'Europe s'embrase, marque-t-il vos parents et, à travers eux, vous-même ?
Nous abordons la vie de quelqu'un qui est arrivé sur cette Terre à un moment de passage d'une civilisation à une autre. Ce qui avait été pour sa famille la Belle Époque, quand on circulait facilement entre la France et l'Allemagne, quand les grands esprits de Berlin, de Paris et d'ailleurs se connaissaient, échangeaient, se rencontraient, a été interrompu brutalement par cette guerre. Il naît le jour même où se déclenche la révolution d'Octobre en Russie, trois ans après la venue au monde de son frère Ulrich, le 27 juillet 1914, veille de la déclaration de guerre de l'Autriche-Hongrie à la Serbie. Ce basculement d'époque va faire de l'enfance de notre petit Stéphane quelque chose de tout à fait différent de ce qu'elle aurait été si ces événements n'étaient pas intervenus. Aujourd'hui, à quatre-vingt-dix ans, il situe naturellement ces événements dans l'Histoire. Après avoir lu les livres de son père, il a projeté sur cette petite enfance une appréciation de ce qu'était son milieu familial. Mais le jeune garçon allemand qu'il était à Berlin, jusqu'à l'âge de sept ans, a une connaissance lointaine de tout cela. Ce qui était en train de bouger et qui allait faire la substance politique de sa vie d'adolescent, puis d'adulte, n'était encore qu'en latence. Ses parents menaient leur vie, une vie consacrée très largement, malgré la guerre, aux problèmes culturels, à la littérature, à la traduction, à l'écriture, pas à la politique.
De ce Berlin de vos premières années, quels souvenirs conservez-vous ?
C'est une enfance très protégée. Je me souviens de notre bel appartement du 15, Friedrich-Wilhelm Strasse, quartier résidentiel de Berlin, dans une maison bourgeoise avec tapis rouge dans l'escalier. Détruit lors des bombardements de 1945, cet immeuble était alors situé sur une allée ; celle-ci s'avançait dans le Tiergarten jusqu'à une place où se dresse la Siegessäule en haut de laquelle il y a ce grand ange doré que l'on voit beaucoup dans le film de Wim Wenders Les Ailes du désir.
Mon père avait son cabinet de travail tout au fond de l'appartement, toujours enfumé car c'était un grand fumeur. J'ai encore mon premier souvenir de Noël : je n'avais pas encore trois ans et je dansais avec des anneaux en raphia autour des poignets et des jambes. J'avais déjà le goût de la représentation ! Dans les rapports avec notre remarquable gouvernante qui s'appelait Emmy, j'avais compris qu'il valait mieux plaire qu'agacer. J'étais un petit garçon turbulent, mais elle m'a fait perdre le goût de la colère. À côté de ma mère qui était la force et l'exigence, Emmy était la douceur et la tempérance.
Ce qui m'a impressionné encore, ce sont les conséquences de l'inflation extravagante de ces années-là, les billets de un million de marks avec lesquels on achetait de petits morceaux de pain ou de beurre, et un miel artificiel au goût si particulier. Mes parents se débrouillaient pour nous donner ce dont on avait besoin. Mais on sentait bien que cette guerre affreuse de 1914-1918 avait été une catastrophe nationale. C'était grave. On en souffrait aussi parce que la fortune de la famille de mon père a alors périclité, je m'en rendrai compte plus tard.
Comment situer plus précisément votre famille dans cette Allemagne du début du siècle ?
Elle est la rencontre, pour la première fois normale, entre une lignée protestante et une famille juive d'ailleurs laïcisée. Mon grand-père paternel est un marchand de grains d'origine juive polonaise qui s'est installé à Stettin, puis à Berlin où il est devenu banquier. Ma grand-mère est issue d'une famille, les Katz, qui sont des Berlinois parfaitement assimilés. Mais elle est restée juive dans l'observance des traditions, tout en étant bien intégrée. Comme beaucoup de Juifs en Allemagne, ils font baptiser leurs enfants. Ils ne se convertissent pas à proprement parler, ils ne vont pas à l'église, mais ils ne vont que rarement à la synagogue. C'est eux qu'Edgar Morin appelle les « judéo-gentils ».
Votre père n'évoque que furtivement l'antisémitisme dans un de ses livres, Le Bazar du bonheur1. Pourtant, dès la fin du xix e siècle, il se diffuse largement dans la société allemande...