I
– Au secours! Au secours!
C'est de la loge, là où je me rends, que provient l'appel.
- Au secours! Au secours!
Les cris vont decrescendo comme si un bâillon, des bâillons tentaient de les étouffer.
– Au sec...
Le murmure m'inquiétait. L'interruption m'affole. C'est certain : la victime, les victimes n'ont plus de force... Je me précipite, essaie d'ouvrir la porte. Elle est fermée de l'intérieur. Je hurle :
– On assassine quelqu'un ici, aidez-moi!
L'indifférence! Je ne rencontre que l'indifférence! Je prends mon élan. Un coup d'épaule. La porte résiste. Je rebondis. Les gens me regardent : la faune qui peuple les coulisses, agneaux bêlants pour les uns, lions rugissants pour les autres : tout dépend à qui ils s'adressent. La joie a chassé l'indifférence en eux. Ils sont hilares. Ils se touchent du coude, se tapent sur les cuisses, se congratulent. Je ne comprends pas. Je repère des visages connus. Personne ne veut m'aider. Que se passe-t-il? Je reprends de l'élan, cours. La porte vibre, tremble, craque. Serrure, targette et panneaux tiennent bon. Je me frictionne l'acromion, l'humérus, la clavicule, l'omoplate, tout... Un gros et grand jeune homme s'approche. Il se dandine, avance de biais, une épaule après l'autre, les bras arrondis, le regard voyou, dominateur de barrières. C'est un des gorilles de la maison. Je lui fais signe, éperdu. Enfin! de l'assistance !
Je viens souvent au music-hall. C'est devenu mon métier : nounou d'artistes. Je vous raconterai comment, captif de la dèche, épuisé de nourrir une caste de malfaiteurs sous prétexte d'introniser un jour la déesse justice-sociale, j'ai tout quitté pour grimper jusqu'aux premières lignes d'une autre ineptie; là où l'on se pare des dépouilles de la médiocrité; où, jamais rassasiée, la bêtise se propage en des torrents de décibels; où des habitués de pissotières composent des philtres d'amour qui font pleurer Midinette; où des troubadours du vide paradent, imbus de leur niaiserie et de leur vulgarité ; où, les oreilles assourdies, on trinque à la sottise en des convulsions dictées par les modes; où l'on fête des avènements à rien; où des retardés mentaux se prennent pour des prophètes, des doctrinaires de génie; où des ratés continuent d'incorporer leurs rêves médiocres à une réalité de m'as-tu-vu qui les rejette; où des faux frères-mendiants (roulant en Rolls) se piquent de désintéressement; où des myriades de refrains jalonnent les chemins du crétinisme... Je vous raconterai...
Le gros et grand jeune homme, je le vois à chacune de mes visites. Il approche à me toucher. Je le reconnais. Lui, non. Les anthropoïdes ne reconnaissent personne. Ils descendent de l'homme depuis trop de millénaires. Ils ne sont plus physionomistes. C'est une qualité que leur patron ne leur demande pas. Leur fonction est de faire respecter l'ordre. Et aussi de « filtrer » les visiteurs, à l'entrée, celle de la rue, derrière le grand boulevard, là où passent musiciens, imprésarios, directeurs artistiques, photographes, animateurs, journalistes, attachés de presse, resquilleurs, fanatiques, vedettes, aspirants vedettes, et ceux qui aspirent à plus rien du tout, qui viennent comme on pointe à l'usine...
L'ordre, je le trouble. C'est l'anthropoïde qui le déclare. Il a une tête en forme de grief. Il m'invective, me menace de son poing velu et volumineux. J'explique en montrant la loge :
– J'ai entendu des appels.
– De quoi tu te mêles?
Voilà ce qu'il me répond, familier, inventif, comme l'adjudant qui sévissait à Montpellier quand je faisais mon service militaire :
« Quatre-vingt-unième
régiment que j'aime
Jamais de permission
toujours des punitions... »
C'est ça qu'on chantait en marchant au pas. La joie sur commande...

Je lui fais signe de prêter l'oreille. Dans la loge on est muet. Cette paix me contredit. J'affirme que je n'ai pas rêvé. Je mime l'air important, ce ton sans réplique que j'ai essayé d'apprendre depuis le temps que je me frotte aux hommes, collabore avec la bêtise. Il ne me croit pas. Je ne dois pas être doué pour être chef, notable, féodal à tous crins, à tous crimes.
Le troupeau des coulisses fait cercle autour de nous. Je n'ai jamais aimé capter l'attention; dès que l'on m'affuble d'une supériorité ou qu'une attitude, un propos en ma faveur ou défaveur me signalent à l'attention des autres, j'ai envie d'entrer dans un trou de souris, de lancer du noir comme une seiche. Le gorille me toise, défie. Je suis sur la sellette, au banc du ridicule. La première attraction de la soirée, c'est moi, avant même que s'ouvre le rideau, tout à l'heure, dans la salle. Je réussis à libérer mon bras droit, à sortir une carte de visite de ma poche. Je la brandis, déclame, prénom, nom, profession : « Directeur des relations publiques, disques Bono. » Le nom de la firme où je travaille impressionne mon agresseur. Numéro Un dans le monde! « Sans Bono, pas de phono! » proclamait-on, déjà, du temps d'Edison, à l'orée de l'ère des slogans, du sac et massacre des consciences par des formules assenées comme des obus pilonnant un champ de bataille. Et puis, l'époque des « tubes » est venue : Bono toujours; la plupart des vedettes sous son étiquette. Le gorille essaie de lire afin de vérifier; que je ne bluffe pas! Suspicieux, il déchiffre. C'est long! Et tout près, à deux pas, deux notes, un de « mes » artistes qui est en péril... Enfin, il arrive au bout de sa lecture des deux lignes sur bristol. Il me dévisage :
– Et qui me prouve que cette carte est à vous?
Autour de nous, c'est la fête. Les gens se distraient comme ils peuvent : dans cette forêt où un avion s'est écrasé, aux abords d'une mine où gisent des ensevelis, dans ce camping où il y a eu crime, sous ce porche où l'on a martyrisé un enfant. Ils se mêlent aux tragédies, à l'horreur, aux petites joies de peur qu'elles leur fassent faux bond. Leur obsession? Ne pas s'ennuyer, ne pas se retrouver seuls avec eux-mêmes, leurs envies, leurs semblants de remords, leurs ratages... Là, c'est tout gaieté, frivolité, tribulations d'autrui. Certains maintenant, m'interpellent. « Ne t'inquiète pas le Niçois! Ils ne sont pas à plaindre tes artistes! » Et les rires de redoubler, les clins d'yeux, les pieds qui trépignent. « Tu aimerais bien être à leur place... Frissons fripons... Chatouilles... Caresses... Les délices de l'hurluberlu... » Ils me taquinent, me tapotent le dos. Ils sont gentils. Ils peuvent avoir besoin de moi. Disques Bono!
Je ne comprends toujours pas. Le gorille, lui, s'amadoue. On m'a reconnu, donc je suis. Finis les soupçons d'imposture; l'empêcheur de tourner en rond est pris en considération.

Dans la loge c'est le silence, la tombe. Je colle une oreille à la porte. Des soupirs! J'entends des soupirs! Succèdent-ils à un râle ou le précèdent-ils? Le dernier? « Ouvrez! » J'ordonne, somme, vitupère. Nul effet. Porte close.
L'anthropoïde se penche à son tour. Il écoute, trifouille le pêne, s'énerve.
Soudain, comme tous les présents, il entend : « Au secours! Au sec... » J'ai le triomphe angoissé. Je ne m'étais pas trompé. On martyrise une idole; une idole dont j'ai la charge! Pellagre! Mort aux rats! Crotte d'ange! Le contractuel des étoiles a compris le danger qui rôde et s'incruste. Il en a assez. On perturbe son souterrain, dissipe son domaine.
– Ouvrez!
Mille stentors se sont donné rerndez-vous dans son gosier, ses cordes vocales. Son autorité, sa dignité, son prestige sont en jeu. La trique est son pain quotidien. Plastic, dynamite, cordeau Bickford : foin de tout ceci! Je le vois qui prend son élan. Il enrage, écume. Saint-Patron des bulldozers, des chars d'assaut, des impulsions : un carnage! La porte vole en éclats. Elle ne sera plus consignée à quiconque. Il freine tel un footballeur à qui l'on a subtilisé le ballon. Trop tard. Il s'écroule dans un entrelacs de jambes, de sexes, de bras, de seins, de têtes. Il s'y plaît, s'y vautre : toute colère évaporée.
Je le suis par l'ouverture. Je constate, évalue le magma. J'aboie : « Attention à mes vedettes!... » La conscience professionnelle, toujours, dans les bons et pires moments... Partout, elle m'a dominé... l'éducation des petites gens... les principes des familles enfermées dans une pénitence qu'elles appellent la vie... des spoliés à qui l'on inflige l'honnêteté pour se jouer d'eux davantage... l'hérédité des dupes... l'exemple de ma mère qui fut majestueuse avec rien et qui vécut dans la misère comme si les enflures du monde ne songeaient qu'à punir la grandeur morale... Je me souviens... A la banque, quand j'étais employé... Je l'ai raconté... Des nuits afin de débusquer une interversion... Neuf centimes pour que la balance soit juste... Débit, crédit : haro sur l'erreur!... Au journal, quand j'étais pisse-copie... Précis, vétilleux, pour le plus insignifiant des faits divers, la position d'une virgule, l'annulation d'une épithète surmenée : fragilité de ces autres balances où l'on pèse les mots... En amitié... précautionneux, sentimental, tendre : la doctrine du cœur...
– Attention à mes vedettes!...
La meute des badauds se précipite. Aberration : ils se battent, se houspillent, reniflent le soufre. C'est à qui pénétrera le plus vite dans la loge. Les plus faibles sont molestés, piétinés, exclus. Par bonheur, il n'y a pas d'enfants; seuls des infantiles à pulsions sexuelles. Tout le déclin de l'Occident grouille sous mes yeux. « On ne verrait pas ça en Union soviétique! » s'indigne un journaliste communiste. Il a la tête de Beria.
Ce n'est pas un artiste qui se trouve dans la loge; mais six! Ils sont allongés, sans pantalon, sans slip, sur la moquette. Il y a Dick Smith, le chanteur pianiste; Bob Babington, le synthétiseur : Thésée des bandes magnétiques ; Clark Cage, enchanteur du hautbois et du saxophone ; Bryan Balltrap, qui joue du mellotron et de la guitare; Lucky Boy, le magicien des baguettes, tambours, cymbales, balais; Rick Powell, guitare basse. Ils sont originaires d'Auxerre, de Sarcelles, d'Oyonnax, de Saint-Flour, de Saint-Arnoult-en-Yvelines. Ils s'appellent Dupont, Martin, Durand comme tant et tant. Ils ont les cheveux rouges, violets, orange, verts, bleus, pied-de-poule, à chevrons, bigarrés, chinés, tweed; des pâquerettes, des cœurs percés de flèches ornent ces chevelures bigarrées, abîmées, multicolores. Leurs yeux, leurs lèvres, leurs pommettes sont outrageusement peints. Ils forment le groupe français en vogue. Le groupe des Six revu pop-music. Ils ont une chanson à succès, un « tube », au faîte des hit-parades. On n'entend plus que cet air et ces borborygmes à la radio, à la télé, dans les juke-boxes, aux bals des samedis soir et des dimanches. La multitude a des porte-parole qui la précipitent dans des zones sinistres.
Les Six unissent le rock classique, les sons électroniques et synthétisés à l'atmosphère mystique que confère le mellotron. C'est eux qui l'affirment. Ils me l'ont expliqué, démontré. J'ai acquiescé, ignorant et docile. Qui s'aviserait d'ergoter, chipoter, énoncer des réserves? Surtout pas moi l'inculte, le rétif aux merveilles, le béotien de la double croche. On ne discute pas avec des artistes qui ont du succès : l'évangile, le dogme par leur bouche. Personne comme les chanteurs, les musiciens, frénétiques ou larmoyants, pour savoir tout. Omniscients! Péremptoires! Visionnaires! Ils désigneraient une boîte de sardines en affirmant que c'est Concorde qui survole la Cordillère des Andes : on approuverait. Plutôt trois fois qu'une. O.K.! Bravo! D'accord! On discerne même le fuselage, les hublots, les ailes, les réacteurs, les neiges éternelles, des fantômes d'aviateurs disparus, des pionniers des cimes, des yétis immigrés. On voit tout ce qu'ils veulent : ectoplasmes, vaudous, l'épiphanie à heure fixe.
Dans la loge, une vingtaine de démones les maîtrise, enlace, tripote, embrasse, embrase. Il y a du plâtre partout. Elles préparent des moules. Elles se penchent, prennent l'empreinte du sexe de leurs idoles. Erection oblige! Elles triomphent : « Victoire! Nous sommes les plaster casters! Hurrah! Hip Hip Hip! » Elles mettent leur trésor sous leur bras.
– Au secours! Au secours!
Celui qui crie, qui criait, c'est Dick Smith, le chanteur-pianiste. Il n'aime pas les femmes. Il n'accepte que les plaster casters masculins, les incubes, les mouleurs de sexe pédés. Il se dégage, me reconnaît, me saute au cou.

– Délivre-moi!
Trois furies le pourchassent, me l'arrachent. Je résiste. Impossible! Le badigeon de sa face s'éloigne. « Bacchantes! Guignoles! Voyoutes! Chancresses! Ménades! Harpies! Arrêtez! » Les démones me soufflettent, rigolent. Dick me lance un regard suppliant. Il gémit comme une parturiente. Son maquillage a coulé plus encore. Son visage ressemble à la palette fraîche d'un peintre des tropiques quand les couleurs sont vives, diverses, éclatantes. Elles le violent : un sexe moulé, planté au bon endroit. Ça le déchire. Il hurle. Je me hâte. Il faut que je le délivre, dare-dare, coûte que coûte. J'ai charge d'âme, ce qui est une façon de parler. Je fonce. Bigre! Il n'est plus d'accord du tout, Dick Smith. Empalé, il frétille, se mordille les lèvres, s'attise, agonise, renaît. « De quoi tu te mêles? » qu'il me souffle entre deux plaintes, deux extases. Le voilà qui me parle comme l'anthropoïde il y a un instant. Interloqué, je fais celui qui n'a pas entendu. Je souris même, conciliant. Que lit-il dans ce sourire, quelle complicité rayonne de mes yeux? Des grivoiseries de chambrée? Pire?...
Couché sur son ventre, le goulu du périnée me jette une œillade libertine, un rictus de luron. Il veut que j'agite le plâtre au plus nocturne de son être, en cadence. Il commande, menace, supplie, scande. Je maudis la fatalité et ses guets-apens. J'en appelle à une impassibilité de saurien.
J'accepte mille choses des « artistes » : d'écouter leurs sornettes à longueur de journée, de bercer leurs ambitions de cerveaux creux, d'entendre leurs doléances : « Quand nous sommes arrivés à Berlin, Six-Fours, Tombouctou, Douai, aucun journaliste ne nous attendait à l'aéroport, à la gare, à l'arrêt du car; et à Caudebec-en-Caux, Excideuil, Culoz, Piedicroce, pas un seul de nos disques dans les magasins; c'est un scandale! nous allons résilier nos contrats! et pourquoi n'as-tu pas " monté " cette histoire avec Bardot, Farah, Elizabeth Taylor, Paola, Golda Meir, Valentina, la reine d'Angleterre?... » La chaîne des caprices... la frénésie du paraître... Rien au monde ne compte hormis eux. Ils ne voient dans les autres que des domestiques, des ilotes, des faire-valoir. Mais là, c'est trop.
– My God! me crie Dick Smith.
Il s'empare de ma main, la griffe, la presse, l'humecte, la mord. Il est lascif, implorant, bafouilleur, baveux comme son maquillage qui ruisselle, s'étale, s'égoutte, dégoûte. Ah, je vais me fâcher, lui doucher le rut, couper l'orgasme! J'essaie encore d'arranger les choses, de sauver la situation, « ma » situation. Je prends une mine de rosière, de secrétaire de ligue bien-pensante. Son âme sexuelle ne cède pas, ses envies cochonnes : la fête des parties honteuses... Ma cure de bonhomie s'achève; je le sens. Meurtre! Il va y avoir meurtre! La vie a beau vous changer le caractère, rogner les colères, adoucir les impatiences, il y a des moments où les fureurs vous remontent des tréfonds, des répulsions d'enfants... Je vais le fesser, le rosser, l'écarteler, le rouer, l'étrangler! Il se délecte de mon emportement, l'exaspère, l'aiguise.
C'est la horde qui le sauve, me sauve : les badauds qui veulent devenir acteurs. Farandoles, affres, contorsions, galipettes : ils surgissent tous comme des pique-assiette, des parasites de cocktail, des bravaches de raout. C'est la curée des instincts. Les plaster casters ne savent plus où donner du plâtre, du moule. A chacun son empreinte! Les dévergondés des coulisses l'exigent, à présent, tous en rang, la braguette ouverte, le sexe turgescent. La foule pousse. A qui le tour! C'est la mêlée, le déluge, l'ivresse, l'épilepsie. On est cinquante, cent, mille, dans un espace aussi réduit. Miracle des compressions ! Rien de plus ductile, malléable, flexible qu'un corps humain. « Coït! Coït! », beuglent les déments sur le ton du taïaut! taïaut! des veneurs. Oh! l'étuve, l'essaim, le sabbat, l'orgie. Jamais bouffons parisiens ne furent à pareille foire, tel saccage...

C'est beaucoup plus tard qu'on a repris nos esprits. On était tous sur le trottoir, copieusement arrosés. Des ambulances passaient, des paniers à salade. Ce soir-là, le zoo humain n'avait pas attendu le lever du rideau pour se donner en spectacle. Sur la scène, de spectacle, il n'y en eut point. « Fermé pour cause de folie biologique, de transes collectives, d'estocades sexuelles, de diable au corps », dut écrire le patron, sur la grille, à l'entrée : un panneau qui contraria les laissés-pour-compte du plaisir, ceux qui font la queue au-dehors, qui existent, rêvent, divaguent par vedettes interposées, ceux qui oublient les indigestions de contraintes grâce aux mirages qui dansent et chantent sous les projecteurs. Les ensorcelés du vide... les abonnés des leurres...


A l'heure où Paris dormait, j'étais encore en train de consoler « mes artistes ». Ils avaient raté leur « première ». Ils maudissaient les perversions, les délires, les ovaires juvéniles, l'audace des « fans », des impudentes déesses. Ils oubliaient qu'ils y avaient participé, à la corrida, au pot-pourri, au frotti-frotta d'apocalypse... Ils accusaient les sorcières plaster casters, les Erinyes, le service d'ordre, des ennemis occultes qu'ils se découvraient partout. On leur avait envoyé des commandos pour les détruire, nuire à leur réputation, briser leur carrière à peine éclose. Ils méditaient des vengeances, mille représailles à faire frémir un risque-tout, à refroidir une tête brûlée... Je n'eus pas à me dépenser outre mesure, à user des flots de salive. Ils faisaient semblant d'être outrés. Ils avaient vite compris que le scandale allait les servir, accroître plus encore la vente de leurs disques. Ils imaginaient les titres des hebdomadaires, le contenu des dépêches, le brouhaha des radios. Ils voulaient que j'aille dans les salles de rédaction, tout de suite, afin d'orienter les articles, dénoncer l'immense cabale; qu'ils s'étaient montrés sublimes, résistants, dignes, chastes, dans la marmelade des passions; étalons par la force des choses et des êtres... Proies des contraintes...


« Pour vivre heureux, vivons cachés. » Ce n'est sûrement pas un pitre de music-hall qui inventa l'adage. Les individus ont chacun un secret, des attitudes, des grimaces, des mensonges bien au point, pour subsister, se bluffer eux-mêmes, croire malgré tout à leur importance, leur filet de poésie, l'originalité de leurs lubies, aux petits riens qui les rendent plus malins que leurs congénères. Mais ils répugnent au gros scandale. Ils redoutent les éclaboussures; que la péripétie s'emballe et échappe à leurs rênes. Ils visent des suprématies de boutiques, de cercles de famille. L'artiste de variétés, lui, c'est le quartier, la ville, la province, le pays, le continent, puis la planète qu'il prend pour cible. D'autant plus hâbleur qu'il est plus ignare, il ne recule devant aucun flagrant délit de ridicule, montrant en tout l'assurance de l'inconscience. Serviteur zélé du trivial, il corrompt l'air qu'on respire, poisse, filoute, éconduit le goût. « Fais du bruit, il en restera toujours quelque chose », lui souffle sa raison esbroufeuse. Plus le scandale est énorme, plus il est content. C'est la conspiration de l'incongruité et des grosses caisses.