Première partie
LADY ÉLISABETH
J'espère vivre, mais je me prépare à mourir.
(SHAKESPEARE, Mesure pour mesure, acte III, scène I)
CHAPITRE PREMIER
La grande affaire du roi
Les scrupules de conscience du roi Henri
Lorsqu'il eut atteint la trentaine, il arriva au roi d'Angleterre Henri VIII quelque chose d'assez banal : il se lassa de sa femme, plus âgée que lui de quatre ans, et il eut envie de chair fraîche.
Depuis longtemps déjà des bruits circulaient. Dès 1514, l'ambassadeur de Venise entendait dire qu'Henri envisageait de divorcer pour épouser la sœur du duc de Bourbon : il avait alors vingt-trois ans, et il était marié depuis quinze ans1. Un peu plus tard - sans doute en 1519, bien que la date ne soit pas sûre -, il prenait pour maîtresse la jolie Élisabeth Blount et en avait un fils qu'il reconnaissait sous le nom transparent de « Henri Fitzroy », c'est-à-dire fils de roi. Bientôt ce serait le tour d'une autre beauté pulpeuse, Marie Boleyn, fille d'un diplomate de petite noblesse et de grande ambition qui devait faire reparler de lui par la suite.
Pour un souverain du XVIe siècle, avoir des maîtresses n'offrait certes rien que de courant. François Ier, en France, en faisait grande consommation, et l'empereur-roi d'Espagne Charles Quint ne s'en privait pas non plus.
Le cas d'Henri VIII présentait pourtant une particularité : c'est que la reine, Catherine d'Aragon, se montrait décidément incapable de lui donner le fils que l'Angleterre attendait. Elle avait eu cinq ou six grossesses 2, mais un seul enfant avait vécu, et c'était une fille. A mesure que les années passaient, l'espoir de voir naître un garçon se dissipait, et l'idée que la fillette Marie serait appelée à ceindre la couronne troublait et inquiétait tout le monde : à la fois parce qu'une femme était, par définition, incapable de porter les armes et de conduire son peuple à la guerre - responsabilité essentielle d'un souverain en cette fin du Moyen Age -, et parce qu'elle risquait, en épousant un prince étranger, de faire passer l'Angleterre sous la domination d'une puissance continentale.
Le mariage d'Henri et de Catherine avait pourtant été, à ses débuts et pendant ses premières années, une union heureuse. Catherine, sans avoir jamais été une grande beauté, avait un certain charme espagnol (elle était fille de Ferdinand d'Aragon et d'Isabelle de Castille, les Rois Catholiques). Elle était intelligente, énergique, éminemment respectable, très aimée des Anglais, qui voyaient en elle le gage de l'alliance avec son pays d'origine et avec les Pays-Bas, dont son neveu était le souverain. Longtemps, Henri s'était montré un mari modèle, attentif et galant au point de prendre les initiales de sa femme et la devise « Cœur Loyal » comme emblème pour son armure de combat.
Et puis, soudain, au début de 1527, il décida de divorcer, et bientôt l'Europe allait être bouleversée par ce drame matrimonial. L'événement était si grave, ses conséquences devaient être si retentissantes pour l'histoire occidentale que des générations d'historiens ont travaillé à en rechercher non seulement les causes mais le mécanisme, sans réussir à dissiper tous les mystères.
Qui a, le premier, insufflé à l'esprit d'Henri VIII l'idée que son mariage était maudit, contraire à la loi divine et par conséquent nul? Certains, à l'époque, ont crédité de cette initiative le cardinal Wolsey, grand chancelier et Premier ministre d'Angleterre, qui aurait ainsi voulu libérer le roi de l'alliance espagnole pour lui faire épouser une princesse française. Wolsey s'en est défendu éloquemment, mais nous ne sommes pas obligés de le croire sur parole. Henri, pour sa part, a laissé entendre que c'était son confesseur, l'évêque Longland, qui avait éveillé ses scrupules quant à la validité de son mariage : ce que nia toujours Longland, qui affirmait qu'au contraire le roi lui en avait parlé le premier3.
Une autre version, plus difficile à croire, met en cause Gabriel de Grammont, évêque de Tarbes, ambassadeur de France venu à Londres en mars 1527 pour négocier le mariage de la princesse Marie - alors âgée de onze ans - avec le duc d'Orléans, second fils de François Ier. Au cours de la discussion, le Français aurait (on se demande bien pourquoi) émis des doutes sur la légitimité de la naissance de la princesse, et ces doutes auraient troublé la délicate conscience du roi au point de l'inciter à mettre en branle la procédure d'annulation canonique de son mariage avec Catherine 4.