I
Avant la fin du spectacle, quand l'océan de musiques et de prières sera au plus fort de sa houle, Mortimer tuera son fils. Pour le sauver. Et pour sauver le monde.
Il frissonne. L'automne qui s'achève est l'un des plus délabrés de ceux dont les greffiers de l'Alliance aient gardé trace dans leurs mémoires tortueuses. À l'est de la ville en loques, dans l'attente de cataclysmes désormais inéluctables, des cortèges hétéroclites, encadrés de patrouilles d'amazones, convergent vers le Grand Stadium qu'éclairent les brasiers vacillants allumés par les disciples de la Fraternité au milieu des carcasses de véhicules abandonnés.
Assis depuis le début de l'après-midi tout en haut de la tribune découverte, Mortimer attend, immobile, les mains sur le front, comme figé dans une ultime supplique, espérant qu'une annulation du concert lui permettra de ne pas aller au bout de son cauchemar. Il a vu arriver les murmurantes cohortes des veuves de l'East End, les coulées de lave froide des jeunes Noirs descendus du Nord, les nandjis en pénitence, les solitaires au masque hébété.
Au pied de la scène, comme à chaque rassemblement depuis la mort de Radjiwwil, les Pieux, vêtus d'un pantalon de lin jaune et d'une tunique de cuir noir, ont formé depuis des heures une garde immobile, poing levé en direction des escadrilles de cerfs-volants à peine soutenus par la brise d'octobre.
Emmitouflé dans une couverture de laine brune, il se recroqueville. De sa place, il distingue le couloir d'où Jonathan surgira tout à l'heure. Attendre. Encore un peu. Il n'a même pas tenté d'approcher sa loge. Trop de gardes du corps et de Pénitents l'auraient arrêté. Même s'il avait pu franchir leurs barrages, Jonathan ne l'aurait certainement pas reçu. Peut-être n'aurait-il même pas reconnu son père dans ce barbu émacié.
Mortimer se retient de pleurer. Après tout ce qu'il vient de vivre, ces mois de chagrins et de doutes, d'espoirs et de stupeurs, voici venu le moment. Ne pas reculer. Faire ce que doit. S'il renonçait maintenant, rien n'aurait servi de rien depuis l'aube des temps. Et l'abomination s'accomplirait.
En finir. Se préparer. Guetter la longue silhouette manipulant son boulier, qui se laissera bientôt porter par les vagues de rumeurs psalmodiées. Pantin véhément, Jonathan proférera ses malédictions et ses délires, très vite, comme s'il redoutait de s'entendre réfléchir, de se souvenir de lui-même. Ne pas s'attendrir. L'homme aux tambours d'acier n'a rien à voir avec l'enfant inquiet, l'adolescent fragile, tantôt admiré, tantôt redouté, poursuivi et enfin perdu. Qu'il aille au bout de son destin. Pour l'amour des hommes.
Vannessa doit se trouver encore à ses côtés, tentant de le rassurer, de le ramener à la douceur. Eliav aussi, à lui murmurer ses rébellions de sable, ses utopies d'avant le Déluge. Jonathan ne leur prête pas l'oreille, emmuré déjà dans sa musique. Si belle, si pure. Pour le malheur de tous.
Dans le stade, aucune police. Ni les amazones, ni les gardes bleus, ni même leurs clonimages. Depuis que le Tunnel a été rendu impraticable par le second sabotage des artificiers de l'Open Society, trois explosions à Londres, deux épidémies de choléra à Manchester et Liverpool ont eu raison de la morgue d'une bureaucratie qui se croyait sans ennemis. Pathétique et désarmée, l'île n'est plus qu'une pièce détachée d'une Alliance en voie de désarticulation. La dictature de Lady Francesca Roberts, méticuleuse boutiquière, tourne à la mascarade et les agents résidents de la BARTIM ne se mêlent plus d'en adoucir la démence ni d'en contrôler les effets. Après plusieurs tentatives infructueuses pour rouvrir le Tunnel, ses conseillers ont choisi de vouloir ce que les faits leur imposaient : d'ordre du dictateur, on ne peut plus maintenant quitter l'île, par les rares appareils civils encore en service ou les bateaux de commerce, sans quémander mille autorisations, se plier à d'interminables procédures, subir des fouilles aussi minutieuses qu'humiliantes.
Pourtant, le reste de la planète envie encore le calme et l'ordre qui sont censés régner ici. Presque partout ailleurs, depuis le Moon Quake, des peuples entassés se disputent ce qui reste d'air, d'eau, de nourriture. Ceux qui conservent encore l'essentiel de leur bien-être, pris par le spectacle des combats de clonimages ou absorbés par la prolifération des rites religieux les plus insolites, feignent de ne rien savoir de ces exotiques barbaries. Quant aux élites de l'Alliance, à en croire ceux qui osent en parler, elles sont occupées à regrouper leurs familles dans des résidences fortifiés bâties au fond des forêts les plus reculées d'Amérique centrale.