J’avais donc trente-six ans quand nous avons vendu Val de Grâce. Il n’y avait ni obligation ni urgence. Le notaire nous l’avait expliqué « Vous pouvez payer les droits de succession avec l’argent que vos parents ont laissé à la banque. »
Avec ma nouvelle famille, nous aurions pu occuper le Val de Grâce. « Trop grand, trop sombre, bruyant », a déclaré le père de mes enfants. La décision a été prise en quelques minutes. Vendre. Val de Grâce dont je peux décrire sans erreur la résistance, le grincement, le fouillis de chaque tiroir. Il n’y avait pas d’urgence pourtant. Vendre une partie de moi-même qui ne m’appartenait pas vraiment. Personne pour déclarer « Voilà, il est à vous, tout ce passé. »
Nos parents détestaient l’idée que nous puissions être un jour des héritiers. Ils ne nous avaient pas donné tous ces biens. Ils nous les avaient abandonnés.


Un déjeuner à La Closerie des Lilas, j’ai douze ans.
Mon père dit « Je dépenserai tout avant ma mort. Rien de pire qu’une succession. Et puis, l’idée que vous pourriez vous disputer avec ton frère et ta sœur, pour de l’argent. Berk, cela me dégoûte. » Je le rassure « Mais l’argent ne les intéresse pas. »
Quand le serveur arrive avec nos plats, un steak tartare avec des frites pour mon père, un haddock poché à l’anglaise pour moi, à mon tour je prends un air dégoûté, j’ai vraiment envie de frites. Mon père sourit, il prend mon assiette, me donne ses frites et il me dit « Cela tombe bien, j’avais vraiment envie de poisson. »
Et je pense « Pour rien au monde je ne laisserai à d’autres toute cette immense richesse qui m’a été offerte jusqu’à présent. »


Trente-six ans de vie, dont vingt-trois au Val de Grâce. Deux cents mètres carrés, dans un immeuble haussmannien en pierre de taille adoucie par des briques roses. Deux cents mètres carrés diminués à cent soixante-dix, trente-cinq ans après sa création et le passage d’un géomètre expert en loi Carrez.


Une évidence, je ne peux pas rêver d’une meilleure enfance. Nous habitions dans le plus beau quartier de la plus belle ville du monde, capitale d’un pays envié par la terre entière. Nous étions libres et heureux. Nous avions le droit de tout. Le monde tournait autour de nous et nous regardait avec envie. Comme aujourd’hui il regarde ma vie à Raspail.
Je ne pouvais laisser cela à d’autres. Et le désir est le même que quand j’ai visité Raspail la première fois. Voilà, c’est chez moi, comme quand j’étais petite et que nous étions si heureux. Un salon, une salle à manger, un parquet et des boiseries. Comme si Val de Grâce pouvait se résumer à cela, un grand appartement parisien.


Comment j’en étais arrivée à ce point à oublier ses leçons ?
Est-ce que l’on me pardonnera d’avoir été aimée à ce point ? Est-ce que l’on me croira quand j’avouerai que nous avions un compte dans la boulangerie la plus proche et le droit de prendre autant de gâteaux et de bonbons que nous le souhaitions ?
Mais pour raconter l’histoire du Val de Grâce, il faudrait que je sois capable d’avouer une autre histoire, une histoire que j’ai oubliée et à peine vécue.
Elle ne ressemble pas au Val de Grâce d’avant. Celui où rien de malheureux ne pouvait nous atteindre. De la maison de mon enfance, je peux décrire la moindre éraflure du parquet avant qu’il ne soit recouvert d’une moquette beige en 1982, puis l’usure de cette moquette quand Val de Grâce a été vendu en 2002. Je peux tout justifier, la disparition de Madame Jacqueline, celle de mon père, le suicide de T. Mais comment raconter les boursouflures du visage d’Hélène quelques jours avant sa mort, ses pommettes russes qui avaient disparu, ses yeux verts ternis, l’ovale de son visage noyé dans un goitre qui était apparu en une nuit, ses chevilles si fines, gonflées d’eau. Seuls les cheveux bruns étaient toujours là, la chimiothérapie les avait épargnés.
Tout s’est passé exactement comme le Dr S. D. l’avait prévu « Votre mère en a pour cinq, six mois maximum. Elle va d’abord perdre l’usage de ses membres, puis de la parole. Elle passera par une phase de dépression. Puis elle s’enfoncera doucement dans le coma. Elle ne se réveillera pas. Le mieux est que vous la gardiez chez vous, rue du Val-de-Grâce. On peut lui proposer une chimiothérapie compassionnelle. Le traitement aura peu d’effet mais amoindrira les désagréments du glioblastome. Un casque réfrigérant lui permettra de ne pas perdre ses cheveux. Elle doit croire, tant qu’elle est consciente, qu’elle s’en sortira sans séquelles. Faites-vous aider. Vous pouvez me joindre à tout moment. »