- Vous n'allez quand même pas vous jeter par la fenêtre?
La boutade lui parvint avec un son de grelot aigre. Pour Julien, occupé à se dépêtrer du voilage de tulle et à tirer sur la poignée qui lui résistait, augmentant sa sensation d'oppression, la phrase appelait une repartie. Il ne se sentait pas le courage de renvoyer la balle. Plus aucune envie de jouer. Le grelot aigre continuait à tinter dans sa tête sans susciter le moindre mot d'esprit. Peut-être était-ce le ton avec lequel elle avait lancé sa phrase, un ton d'indifférence mondaine, exempt de compassion, comme si elle se fichait pas mal qu'il se jetât ou non par la fenêtre.
Les battants s'ouvrirent et donnèrent rudement sur la table chargée de livres. Le paysage s'offrit sans entraves avec un souffle de pleine mer : l'immense plage d'un brun fauve s'étirait dans le lointain jusqu'aux maisons blanches aux toits pointus de Dives; le gris de la mer se distinguait à peine de la couleur du ciel; le soleil libéré s'ébrouait avec allégresse dans une trouée de gros nuages blancs. Il y a des moments où l'on est capable de savourer la beauté, où elle vous libère du poids de la vie, et d'autres où, on ne sait pourquoi, elle vous fait mal. Julien serra l'appui en fer comme s'il le rendait responsable de ne pouvoir jouir de cet après-midi. Jamais le divorce entre l'harmonie du paysage et son état d'âme ne lui avait paru aussi douloureux.
Des promeneurs déambulaient sur la digue; d'autres poussaient des landaus, assaillis par une smala d'enfants dont les cris lacéraient l'espace paisible; certains se risquaient à descendre sur la plage et marchaient lentement sur le sable avec la maladresse d'ours tenus en laisse. Il observait ce spectacle, inconscient de celui - extravagant - qu'il pouvait donner lui-même, nu comme un ver, à un balcon du Grand Hôtel, un dimanche, à cinq heures de l'après-midi.
La beauté du paysage, décourageante et insaisissable, le ramena à ce livre qu'il rêvait d'écrire. Maintenant il savait qu'il ne l'écrirait pas. Un roman qui n'atteindrait pas même le stade de l'ébauche. Les limbes de la création. La sensation poignante de quelque chose d'indistinct qui aurait pu naître... Une femme mûre qui, ses enfants élevés, croyait s'être résignée à ne plus connaître l'amour. Il la voyait bien : le coin des yeux que les pattes-d'oie commençaient à griffer, l'air digne et rassurant que donne la maîtrise d'une maison, de plusieurs vies qui dépendent de vous. Peut-être un amant, autrefois? Elle avait été heureuse et ne se plaignait pas de son existence. Un soir, après un dîner en famille où on avait évoqué un ami du couple qui quittait sa femme, cette révolte à l'idée que plus jamais personne ne l'aimerait, ne porterait sur elle un regard ardent; qu'elle avait franchi un cap, sans même s'en apercevoir, après lequel la vie changeait, se rétrécissait. L'effroi d'être peu à peu devenue une autre. Elle ne l'admettait pas. On peut accepter de vieillir, de mourir, pas de ne plus être aimé. Pas de devenir semblable à une chose, à une pierre froide et stérile. A quoi d'autre se réduit un être qui n'inspire plus de désir? Cette femme il aurait pu l'installer ici, pour les vacances, dans une de ces grassouillettes villas de Cabourg, flanquée d'un mari médecin, un ponte spécialiste de la greffe osseuse, abonné à un grand nombre de revues médicales, passionné de voile, et qui s'était mis en tête d'apprendre le chinois. Jusque tard dans la nuit on entendait dans son bureau du premier étage le miaulement des cassettes. Et après une de ces journées lamentables où il n'a pas cessé de pleuvoir, un ami de son fils qu'il faut héberger parce qu'il n'a pas de chambre à l'hôtel, un garçon de dix-huit ans, en pull-over bleu marine boutonné près du col, et qui soudain la regarde d'un regard qui la trouble, la transperce, lui fait mal...
Il se retourna. Quel spectacle dans la chambre! Le grand lit en bataille, le drap tirebouchonné, les oreillers en valdingue. Tout était à l'avenant : un peignoir blanc affalé sur la moquette beige non loin d'une constellation de vêtements satellisés autour du plateau du petit déjeuner pas encore desservi; un jean délavé pendait, retenu par une jambe au dossier d'un fauteuil Louis-Philippe. Au milieu de ce désordre, et comme désolidarisée de lui, une longue jeune fille nue à la peau laiteuse allongée sur le lit, s'aidant d'un petit dictionnaire qu'elle consultait d'un geste rapide et précis, lisait Un amour de Swann dans une collection de poche. Dans l'éclairage cru de l'après-midi, cette vision était tout aussi accablante et décourageante que celle de la plage. Une même insolence de la beauté. Pourtant cette chance d'un jeune corps aurait dû le ravir. Aussi le troublait ce contraste entre le caractère virginal de la jeune fille surprise dans son intimité et ce décor d'hôtel luxueux pour couple illégitime, cette chambre festonnée au grand miroir liquide qui semblait apprêtée pour l'amour. La jeune fille leva les yeux au-dessus de ses lunettes et lança, comme si elle lisait dans ses pensées :