A cinq heures du matin, comme tous les matins, on sonna le réveil : à coups de marteau contre le rail devant la baraque de l'administration. De l'autre côté du carreau tartiné de deux doigts de glace, ça tintait à peine et s'arrêta vite : par des froids pareils, le surveillant n'avait pas le cœur à carillonner.
La sonnerie s'était tue. Dehors, il faisait noir, noir comme en pleine nuit, quand Choukhov était allé à la paracha 1. Sauf les trois phares jaunes tapant dans la fenêtre : deux depuis l'enceinte, et un de l'intérieur du camp.
Personne, comme qui dirait, n'était venu décadenasser la porte. Et on n'avait pas, non plus, entendu les dortoiriers enfiler leur perche dans les oreilles du jules, signe qu'ils vont l'emporter.
Il ne dormait jamais une seconde de trop, Choukhov : toujours debout, sitôt le réveil sonné, ce qui lui donnait une heure et demie de temps devant soi d'ici au rassemblement, du temps à soi, pas à l'administration, et, au camp, qui connaît la vie peut toujours profiter de ce répit : pour coudre à quelqu'un un étui à mitaines dans de la vieille doublure ; pour apporter ses valienki 2 – secs et au lit – à un riche de votre brigade, histoire que le gars n'ait pas à tournailler nu-pieds tant qu'il ne les a point retrouvés dans le tas ; pour trotter d'un magasinier à l'autre, voir s'ils n'ont pas besoin d'un coup de main ou de balai ; ou, encore, pour s'en aller au réfectoire empiler les écuelles laissées sur les tables et les porter à la plonge, ce qui vous vaudra aussi du rabiot, mais, là, les amateurs ne manquent pas, ça désemplit jamais et, le principal, s'il y a un reste dans une écuelle, vous résistez mal à l'envie de licher. Or Choukhov s'était enfoncé dans la tête la leçon de son premier brigadier Kouziomine, vieux cheval de retour (en 43, il avait déjà tiré douze ans) qui, dans une clairière près du feu, avait expliqué au renfort qui lui arrivait du front :
– Ici, les gars, c'est la loi de la taïga. N'empêche que, même ici, on peut vivre. Ce qui ne fait jamais de vieux os au camp, c'est le licheur d'écuelles, le pilier d'infirmerie et celui qui va moucharder chez le Parrain3.
Là, il en rajoutait. Qui va moucharder chez le Parrain s'en tire toujours. Avec la peau des autres.
Il restait donc couché, Choukhov, lui toujours debout sitôt le réveil sonné. Depuis la veille au soir, ça n'allait pas : des espèces de frissons, ou bien de courbatures. De toute la nuit, il n'était pas arrivé à se réchauffer. Même qu'il y avait eu des moments où, au travers de son sommeil, il se sentait vraiment mal, alors qu'à d'autres le mal avait l'air de passer. Si seulement le matin avait pu ne pas venir…
Mais il s'était amené à l'heure, le matin.
Le moyen, aussi, de se réchauffer avec une pareille croûte de glace sur la fenêtre, quand du givre en toile d'araignée suinte, depuis les joints du plafond tout le long des murs de la baraque, et elle était de taille, la baraque !
De sorte qu'il restait couché, Choukhov, en haut de la wagonka 4, couverture et caban ramenés sur la figure, les deux pieds ensemble dans une manche retournée de sa veste matelassée. Sans voir rien, il devinait, au bruit, ce qui se passait dans la baraque et dans le coin de sa brigade. Ces pas pesants dans le couloir, c'étaient les dortoiriers qui emportaient un jules. (Un baquet de cent litres ! C'est considéré comme travail d'invalide, mais essayez un peu de coltiner ce machin-là sans que ça gicle.) Ce « poum » sur le plancher, c'était le ballot de valienki qu'on ramenait du séchoir : les bottes de la brigade 75. Maintenant, voilà les nôtres, puisque, cette nuit, c'est aussi notre tour de faire sécher nos bottes. Une wagonka grince : notre brigadier et son sous-brigadier qui se chaussent : le sous-brigadier, pour aller au pain, et le brigadier à la baraque de l'administration, histoire de causer avec les répartiteurs.
Mais aujourd'hui, il n'y va pas, comme les autres jours. Aujourd'hui – ça lui revient à Choukhov –, c'est le sort de leur brigade 104 qui se décide, parce qu'on veut la virer des ateliers en construction aux chantiers du Sotsbyte. Et ce Sotsbyte, la « Cité du Socialisme », c'est du terrain vague, farci de neige. Avant d'y rien faire, il faudra creuser des trous, planter des poteaux et s'enfermer soi-même, crainte qu'on s'évade, derrière des barbelés, après quoi seulement, maçonner.