Elle était de nouveau suivie. 
Elle sentait cette présence invisible dans son dos, qui, où qu’elle aille, ne la quittait plus. 
Respirant avec peine, le cœur battant, Erin Brady se faufilait aussi vite que possible à travers la foule compacte des touristes qui envahissait le quai de la petite ville de Shadow Cove, dans le Maine. 
– Où te caches-tu, misérable ? marmonna-t–elle entre ses dents en balayant du regard la mer floue des visages qui l’entouraient. 
Il pouvait être n’importe où. Ce pouvait être n’importe qui. L’adolescent adossé à la rambarde. Le vieil homme qui contemplait l’Océan, les yeux plissés. La mère de famille soucieuse qui tentait de calmer un petit enfant en colère. 
– Mais où puis-je aller ? murmura-t–elle, éperdue, sans pour autant attendre de réponse. 
Fuir. Encore. 
C’était la seule solution. 
L’air était vif et piquant en ce début d’automne. Le soleil se couchait à l’horizon, déroulant des rubans dorés et pourpres sur la surface de l’Océan qui s’étendait derrière elle. Sous ses pieds, elle entendait le clapotis incessant des vagues contre les piles du ponton. Les planches de bois, délavées par le soleil et le sel, gémissaient et grinçaient sous les assauts de l’Océan, telles des âmes en peine essayant de la mettre en garde contre un danger invisible. 
Un avertissement bien inutile, pensa Erin, affolée. Les talons de ses bottes claquaient contre les planches à un rythme effréné. Elle savait que quelqu’un la suivait. 
De nouveau. 
Elle sentait son regard posé sur elle, lui vrillant le dos. Elle tentait de se mettre à l’abri, sachant pourtant qu’elle ne serait en sécurité nulle part. 
Devant elle, un pêcheur recula d’un pas pour relever sa canne. Emportée par sa course folle, Erin se cogna de plein fouet contre son épaule. L’homme lui cria quelque chose, mais elle était déjà loin. Elle ne put que lever une main désolée et crier en retour : « Pardon ! Je suis désolée ! » 
Pas le temps. 
Pas le temps d’être polie. Pas le temps de s’inquiéter du bien-être des gens du coin. Elle devait trouver un endroit où se cacher. Disparaître. Hors de vue. Hors de portée. 
Le bucolique village de pêcheurs était envahi par les touristes venus admirer le flamboiement automnal des arbres. Dans les ruelles pavées, les petites boutiques aux vitrines pittoresques semblaient tout droit surgies d’un autre siècle. Toutes les portes étaient ouvertes, afin d’inciter les passants à venir jeter un œil à l’intérieur. 
Erin était arrivée une semaine plus tôt, cherchant à échapper aux rues bondées de New York, car soudain terrorisée dans cette ville immense et tentaculaire. Après avoir grandi en Californie, elle vivait à Manhattan depuis des années. Elle s’était toujours sentie plus à l’aise dans cette mégalopole. L’anonymat lui convenait. Depuis quelques semaines, en revanche, les choses avaient changé. 
Pour être parfaitement honnête, cela faisait presque cinq ans que cela avait commencé. 
Le jour de ses vingt-cinq ans, elle avait reçu une lettre de sa mère biologique, qu’elle n’avait jamais connue. Celle-ci l’avertissait que, le jour de son trentième anniversaire, son père chercherait à la retrouver pour lui voler ses pouvoirs psychiques et ensuite la tuer. 
A présent, trois semaines à peine avant le grand saut dans la trentaine, Erin commençait à sentir la peur la gagner. Surtout depuis le jour où quelqu’un l’avait poussée sous les roues d’un bus qui arrivait à toute allure. Elle s’en était sortie, grâce à l’intervention d’un bon Samaritain aux réflexes étonnants. Mais, depuis ce jour, elle se sentait observée. Comme si quelqu’un surveillait ses moindres faits et gestes. 
Elle avait cru qu’elle serait en sécurité dans ce petit village perdu près de la frontière canadienne. 
Mais de toute évidence, elle s’était trompée. 
Elle tourna au coin de la rue en prenant appui sur un lampadaire afin d’assurer son équilibre sans ralentir sa course. A l’instant même où sa main toucha le métal froid et noir, les images de tous ceux qui avaient touché ce réverbère envahirent son esprit. Les visions se ruaient en elle à une telle vitesse qu’elle parvenait à peine à les distinguer les unes des autres.