Lettres du Harar
[Fin 1878, Rimbaud s’embarque pour Chypre. Il y travaille comme contremaître dans une carrière. Atteint de typhoïde, il revient dans la ferme familiale en mai 1879. Nouveau passage à Chypre, en mars 1880, où il est engagé pour la construction d’un palais sur le mont Troodos. Il commande à sa famille un ouvrage sur Les Scieries forestières et agricoles ainsi qu’un Livre de poche du charpentier. Il repart en juillet pour Alexandrie, d’où il gagne Aden. Il y est engagé par la firme Mazeran, Viannay, Bardey et Cie.]


Aden, 17 août 1880

Chers amis,
J’ai quitté Chypre avec 400 francs, depuis près de deux mois, après des disputes que j’ai eues avec le payeur général et mon ingénieur. Si j’étais resté, je serais arrivé à une bonne position en quelques mois. Mais je puis cependant y retourner.
J’ai cherché du travail dans tous les ports de la mer Rouge, à Djeddah, Souakim, Massaouah, Hodeidah, etc. Je suis venu ici après avoir essayé de trouver quelque chose à faire en Abyssinie. J’ai été malade en arrivant. Je suis employé chez un marchand de café, où je n’ai encore que sept francs. Quand j’aurai quelques centaines de francs, je partirai pour Zanzibar, où, dit-on, il y a à faire.
Donnez-moi de vos nouvelles.
Rimbaud
Aden-camp

L'affranchissement est de plus de 25 centimes. Aden n’est pas dans l’Union postale.
– À propos, m’aviez-vous envoyé ces livres, à Chypre ?

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Aden, 25 août 1880

Chers amis,
Il me semble que j’avais posté dernièrement une lettre pour vous, contant comme j’avais malheureusement dû quitter Chypre et comment j’étais arrivé ici après avoir roulé la mer Rouge.
Ici, je suis dans un bureau de marchand de café. L'agent de la Compagnie est un général en retraite. On fait passablement d’affaires, et on va faire beaucoup plus. Moi, je ne gagne pas beaucoup, ça ne fait pas plus de six francs par jour; mais si je reste ici, et il faut bien que j’y reste, car c’est trop éloigné de partout pour qu’on ne reste pas plusieurs mois avant de seulement gagner quelques centaines de francs pour s’en aller en cas de besoin, si je reste, je crois que l’on me donnera un poste de confiance, peut-être une agence dans une autre ville, et ainsi je pourrais gagner quelque chose un peu plus vite.
Aden est un roc affreux, sans un seul brin d’herbe ni une goutte d’eau bonne : on boit l’eau de mer distillée. La chaleur y est excessive, surtout en juin et septembre qui sont les deux canicules. La température constante, nuit et jour, d’un bureau très frais et très ventilé est de 35 degrés. Tout est très cher et ainsi de suite. Mais, il n’y a pas : je suis comme prisonnier ici et, assurément, il me faudra y rester au moins trois mois avant d’être un peu sur mes jambes ou d’avoir un meilleur emploi.
Et à la maison? La moisson est finie?
Contez-moi vos nouvelles.
Arthur Rimbaud

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Aden, 22 septembre 1880

Chers amis,
Je reçois votre lettre du 9 septembre, et, comme un courrier part demain pour la France, je réponds.
Je suis aussi bien qu’on peut l’être ici. La maison fait plusieurs centaines de mille francs d’affaires par mois. Je suis le seul employé et tout passe par mes mains, je suis très au courant du commerce du café à présent. J’ai absolument la confiance du patron. Seulement, je suis mal payé : je n’ai que cinq francs par jour, nourri, logé, blanchi, etc., etc., avec cheval et voiture, ce qui représente bien une douzaine de francs par jour. Mais comme je suis le seul employé un peu intelligent d’Aden, à la fin de mon deuxième mois ici, c’est-à-dire le 16 octobre, si l’on ne me donne pas deux cents francs par mois, en dehors de tous frais, je m’en irai. J’aime mieux partir que de me faire exploiter. J’ai d’ailleurs déjà environ 200 francs en poche. J’irais probablement à Zanzibar, où il y a à faire. Ici aussi, d’ailleurs, il y a beaucoup à faire. Plusieurs sociétés commerciales vont s’établir sur la côte d’Abyssinie. La maison a aussi des caravanes dans l’Afrique ; et il est encore possible que je parte par là, où je me ferais des bénéfices et où je m’ennuierais moins qu’à Aden, qui est, tout le monde le reconnaît, le lieu le plus ennuyeux du monde, après toutefois celui que vous habitez.
J’ai 40 degrés de chaleur ici, à la maison : on sue des litres d’eau par jour ici. Je voudrais seulement qu’il y ait 60 degrés, comme quand je restais à Massaoua!