I
RAPIÈCEMENT
C’en est assez : je consens sacrifier mon trop juste ressentiment en faveur du Dieu Mars.
Horace
27 juillet 1778, au large d’Ouessant
Frappé de stupeur, Nicolas considérait ses mains devenues rouges. Du sang lui recouvrait la moitié du corps et pourtant il ne ressentait aucune douleur. Plongé dans le tonnerre de la canonnade, il demeurait incapable du moindre mouvement. Ce n’était pas la peur qui l’immobilisait ainsi, mais un autre sentiment proche de la sidération. La peur, il en avait éprouvé maintes fois les ravages, sans que jamais elle le paralysât à ce point. Là, il en était à ne pouvoir mesurer son état, boule de nerfs durcis sous la tourmente. La vision du corps d’un fusilier coupé en deux le frappa soudain et il comprit qu’il était sauf. Les sens lui revinrent. D’abord il perçut le fracas du combat qui auparavant ne lui parvenait qu’ouaté et lointain. Le sifflement aigu des balles, le ronflement menaçant des boulets, le craquement des mâts percutés et les miaulements des espars, qui fendaient l’air en tourbillonnant, constituaient une effrayante symphonie. La fumée l’empêchait de distinguer le duc de Chartres sur la dunette. Entre deux nuées, il finit par l’apercevoir, le visage blême, près de M. de La Motte-Picquet, commandant de pavillon du Saint-Esprit. À nouveau il le perdit de vue. Déséquilibré par un mouvement du vaisseau qui roulait par cette mer mauvaise, le pied lui glissa dans une mare de sang. Il ne parvenait pas à se relever et seule la main secourable de l’officier qui lui avait été attaché lui permit de se redresser. Il ressentit jusqu’au tréfonds de son corps le feu roulant des bordées sur la ligne anglaise. Pendant un temps il en perdit l’ouïe qui lui revint avec des sifflements. Comment en était-il arrivé là ? Le calme revint dans l’attente du prochain duel entre ces forteresses flottantes.

Il rentra en lui-même et dans un brouillard se revit fin avril chez l’amiral d’Arranet. Un bouquet de lilas blanc embaumait qu’Aimée, brodant, caressait par moments d’une main languissante. Une manœuvre hardie du vieil officier l’avait contraint d’établir sa défense par un grand roque. Dans l’attente du coup suivant, il rêvait, observant les jeunes feuillages du parc agités par la brise du soir. Bientôt Tribord sonnerait le souper. L’heure était à l’apaisement et à une espèce de bonheur. Un bruit d’équipage se fit entendre, l’amiral hocha la tête comme s’il s’interrogeait. Des hennissements, des portières claquèrent, des pas approchants écrasèrent le gravier de l’allée qui menait au perron. Des échanges de paroles se firent entendre où dominait le grave claironnant du majordome.
La porte s’ouvrit et M. de Sartine apparut, élégamment vêtu d’un habit gorge-de-pigeon. Il souriait et tenait par le bras M. Le Noir, lieutenant général de police. Il y eut un remue-ménage de mouvements, de saluts et de compliments échangés. Retournant à Paris, la douceur du temps et la vue de l’hôtel d’Arranet leur avaient inspiré l’envie de passer la soirée dans cette belle demeure au milieu des arbres et des fleurs. Ils venaient à l’improviste demander à souper à l’amiral. Le ministre s’inclina devant Aimée, salua Nicolas d’un air bienveillant et accepta de bon cœur un verre du breuvage concocté par Tribord dans lequel le rhum des Isles dominait au milieu de senteurs exotiques. La conversation s’engagea sur les inquiétudes suscitées par un temps anormalement sec commencé bien avant Pâques et qui augurait mal les prochaines récoltes. Rien n’indiquait que le ministre fût préoccupé outre mesure par les rumeurs d’une guerre qui menaçait d’éclater au premier incident depuis que le royaume avait signé en février un traité d’alliance avec les Insurgents. Nicolas savait qu’il comportait des promesses de secours d’hommes et de munitions. Toutefois, prudent et loyal, Louis XVI avait stipulé que cet appui n’aurait d’effet défensif et offensif qu’en cas de rupture de l’Angleterre avec la France. Aimée s’était éclipsée après une œillade éloquente à Nicolas, préférant laisser entre eux d’aussi importants personnages.

La table avait été dressée sous un tilleul de la pelouse du jardin à l’anglaise. Des flacons de vin de Champagne laissaient apparaître leurs flancs givrés dans un rafraîchissoir d’argent aux armes des Arranet. Il s’interrogeait sur la présence de Sartine. Était-ce un coup monté par l’amiral pour remettre face à face le commissaire et son ancien chef que de graves divergences avaient séparés plus d’un an auparavant1 ? Entendait-il ainsi ménager une réconciliation ? Sa réflexion fut interrompue par Tribord qui, sur un ton d’abordage, annonça le détail du menu avec un affreux clin d’œil à l’intention de Nicolas qu’il savait friand de ces détails. La somptuosité des plats le confirma dans ses réflexions.