AVANT-PROPOS
J'habite un pays étrange, extraordinairement mal connu, ceint d'une haute muraille de brumes, de fables et de mirages. J'y suis, nous y sommes tous, comme d'irréels rôdeurs, d'improbables vagabonds, déambulant à l'aveugle dans une mémoire ruinée, semée d'obscurités et de mystérieuses plages de silence. Je parle pourtant, on y parle même à tous vents, mais dans une langue opaque, langue de bois, langue de pierre, langue de bouches closes et d'oublieuses têtes, qu'on dirait occupées à tisser d'épais voiles de bruit et de sonores illusions. Cette langue voilée, c'est celle de notre Culture. Cette mémoire en loques, c'est celle de notre Histoire. Et ce pays étrange, lointain, mal connu, dernier lieu d'exotisme, et tout cerné de brumes, c'est, en un mot, la France.
Car que savons-nous de la France? Que nous a-t-on conté dans tous les hauts parages où s'ourdissent ses glorieuses chansons de geste? Que m'en a-t-on dit, à moi, tard venu dans le siècle, au lendemain des carnages qui manquèrent l'emporter? On m'a dit à peu près que, de ces carnages, de ces orages inouïs, elle sortit innocente et pure de toute tache. On m'a patiemment enseigné que nous fûmes, nous Français, conçus immaculés, et miraculeusement immunisés contre les grands délires barbares qui ont ensanglanté l'époque. On nous a offert ainsi, dans un climat de liesse et de babils enchanteurs, une belle terre de cocagne qui n'aurait encensé le monde que de torrents de « Bonheur », de « Liberté », de « Droits de l'Homme ». Le fascisme? Berlin. Le stalinisme? Moscou. La torture ? le racisme? Ailleurs, toujours ailleurs. Car ici, nous disait-on, nous sommes tous fils de Lumière, issus d'une Histoire fabuleuse, peuple de communards, de dreyfusards, de maquisards, - nos hérauts avantageux dans l'ordre de l'honneur.
Or il se trouve que, pour ma part, je suis las de vivre en rêve, schizophrène joyeux, imbécile satisfait, dans une France imaginaire où je ne me reconnais pas. Nous sommes nombreux, je crois, à être fatigués de ces fables, de ces troubles amnésies, et de cette bonne conscience béate où se complaisent les faussaires. Trop de maquisards sont là, justement, entêtés à nous rappeler le visage d'une autre France qui, avant de les célébrer, a commencé par les proscrire et les mener au supplice. Trop de «dissidents », rescapés des Goulags, arrivés d'un pas gourd en cette terre des « droits de l'homme» dont ils avaient ouï là-bas, au fond de leur hiver, la radieuse mythologie, et qui y trouvèrent bien souvent des portes closes, des regards embarrassés et d'infâmes crachats, parfois, sur leur face maculée encore des cendres de la veille. Le spectacle est trop insolent surtout, de ces autres hommes et femmes, « immigrés », comme on dit, au séjour de «Liberté» et qui ne reçoivent généralement, en signe de bienvenue, qu'outrage, mépris, régulière humiliation, et une balle dans la peau, parfois, en guise de passeport. Oui, il est temps d'en finir. Il est urgent de faire taire la grinçante rengaine. Il est l'heure, enfin, de regarder la France en face.
C'est à cette urgence qu'entendent répondre les pages qui vont suivre. A cette généalogie de nos démons que j'ai voulu, ici, tenter de contribuer. Et cela, en posant, en ressassant, ces questions simples: n'y aurait-il pas, ici, au cœur même de la France, au fond de ce pays étrange, même si voilés de mutismes ou de légendes bavardes, un insistant secret, un obscur foyer de nuit, - dont nous serions les tributaires? N'y aurait-il pas, au clos de nous-mêmes, à l'étouffée de nos mémoires, gravée aux tables de nos Lettres, quoique obstinément celée à nos regards, une très ancienne plaie, - purulente jusqu'aujourd'hui, en nos terres et nos têtes ? Mieux: de quelles ombres, sur quels gouffres, sur quels bûchers de mots et quels incendies d'Histoire, la douce France des profondeurs se bâtit-elle, - dont nous demeurons tous, bon gré mal gré, les fils et les acteurs? Ces ombres, ces gouffres, je crains qu'ils n'aient des noms terribles, que l'on verra tout au long, et peu à peu, s'épeler. Et qui forceront à constater que la patrie des «droits de l'homme» est aussi la terre de deuil, l'inoubliable alambic, le ventre abominablement fécond où se sont enfantés quelques-uns des délires de l'Age où nous vivons.
Je ne dirais certes pas que j'ai pris plaisir à cette descente aux abîmes de l'idéologie française. J'ai eu peine, parfois, à réprimer une nausée face à ce que j'y découvrais et aux vapeurs qu'il m'y fallait respirer. Le voyage ne sera pas de tout repos, c'est sûr aussi, pour les pétainistes impénitents, les nostalgiques de la honte, ou ceux qui, déjà, s'empressent à leur suite. Mais je crois, justement, qu'il n'est point d'autre chemin si nous voulons, décidément et pour de bon, interrompre la procession. Je suis convaincu qu'il n'est pas d'autre façon de conjurer le retour des fantômes que d'en apprendre l'inventaire et d'en identifier les hantises. L'Histoire, toute l'humble histoire des hommes est là, qui nous enseigne qu'un peuple amnésique, ignorant de ses oubliettes, est un peuple enchaîné, voué à leurs relents. Et de fait, en cette heure où nous sommes et où bourdonnent, de nouveau, tant de funestes présages, notre peuple en est bien là, qui ne semble toujours pas s'être vraiment résolu à arbitrer sans appel la querelle de ses deux traditions, - la France des résistants ou celle de la démission...