I

DE LA LUTTE DES CLASSES
À LA GUERRE DES ANGES

Le dispositif est familier, et pourtant quelque chose détonne par rapport aux meetings traditionnels. Certes, nous sommes rue des Écoles, à Paris, en plein Quartier latin. Comme dans toute réunion gauchiste digne de ce nom, la tribune est recouverte d’un tissu rouge et surmontée d’une sono crachotante – que l’exiguïté de la salle rend parfaitement inutile. Toujours selon l’usage, l’orateur se fait attendre. Lorsqu’il paraît enfin, avec ses immenses lunettes, son gilet à rayures et son pantalon de velours, chacun retient son souffle, le regard rivé sur ces longues mains juvéniles, qui n’en finissent plus de caresser le texte à proférer.

Jusqu’ici, rien que de très banal, dira-t-on. À ceci près que la scène ne se déroule pas en mai 1968, mais en décembre 2007, et que l’homme du jour s’appelle Jean-Claude Milner, soixante-six ans, brillant linguiste, ancien président du Collège international de philosophie, auteur d’essais au style implacable et suffocant. Il y a quarante ans, ce théoricien glacial intimidait ses camarades de la Gauche prolétarienne. Désormais, il enivre les fidèles de l’Institut d’études lévinassiennes. Depuis la mort de Benny Lévy, Milner a pris la place du Maître au sein du petit institut. Ce soir-là, du reste, le silence est impeccable quand, d’une voix souveraine et pincée, le grammairien énonce son sujet : « Sur les ruses de l’universel, études de cas : Mai 68 et le gauchisme. »

Une heure durant, Milner cite les bons auteurs (Lévi-Strauss, Foucault, Sartre) pour examiner la rencontre entre Mai 68 et le gauchisme français. D’un côté, explique-t-il, Mai 68 pose la question du présent : « Mai 68 dit : la révolution, c’est pas pour les autres, pour plus tard. C’est pour nous, ici, maintenant. » D’un autre côté, poursuit-il, le gauchisme redécouvre la question de l’« Histoire absolue », avec un grand « H ». À l’intersection des deux, il y a la Gauche prolétarienne : voulant conjuguer l’esprit de Mai avec la « révolution en soi », elle invente une politique de l’absolu. Or il n’y a nul hasard, conclut l’orateur, si l’épopée de la GP se confond avec les noms de Benny Lévy, de Robert Linhart, auteur d’un livre fameux intitulé L’Établi, ou encore de Pierre Goldman, insoumis et hors-la-loi assassiné en 1979 : « Moyennant la Gauche prolétarienne, tranche Milner, le gauchisme français est aussi une histoire juive. »

Est-ce une blague ? Dans l’assistance, en tout cas, personne ne rit. Au contraire, Jean-Claude Milner peut contempler la mine ravie de ses auditeurs, dont certains portent la kippa. Parmi eux, seule une poignée a connu l’époque des manifs et des batailles rangées, avant de vivre les lendemains qui déchantent, les petits matins glauques. Mais tous savent l’essentiel : quand l’espérance radicale s’effondre, ne demeure que le désir d’infini ; dès lors que l’Histoire manque à ses promesses, l’absolu se cherche un autre nom.

Mai 1968-mai 2008, de la politique à la spiritualité : dans la grande famille des maoïstes français, ils sont un certain nombre à avoir emprunté ce chemin. Qu’ils soient croyants ou qu’ils continuent de se dire athées, beaucoup sont passés d’une scène marxiste, où le mot qui compte est révolution, à une scène métaphysique, où l’on ne parle plus que de conversion. À l’arrivée, c’est le credo monothéiste qui constitue pour eux l’horizon vrai de la radicalité : de Mao à saint Paul, pour certains, comme les philosophes Guy Lardreau, Christian Jambet ou Alain Badiou ; et de Mao à Moïse, donc, pour d’autres.

Ou plutôt « de Moïse à Moïse en passant par Mao », comme le précisait Benny Lévy, qui aura incarné, mieux que quiconque, ce grand passage d’un absolu à l’autre. « Tôt, je rencontrai le Tout-Puissant. Dans le texte de Lénine, qui fut l’objet de ma première année à l’École normale supérieure : je mettais en fiches les trente-six tomes des Œuvres de Moscou », écrivait-il. Né au Caire dans une famille de commerçants, élevé dans l’admiration de son grand frère communiste, qui a connu les geôles égyptiennes, Benny Lévy arrive à Paris en 1963, après un passage par le lycée français de Bruxelles. Il a dix-huit ans.

Malgré l’excellence scolaire, il demeure longtemps apatride : lorsqu’il réussit le concours de Normale sup, sa condition d’étranger le prive du statut de fonctionnaire, et le contraint longtemps à faire la queue, des journées entières, devant la préfecture de police. Pendant les journées de Mai 68, il doit rester caché. À l’automne, il joue un rôle crucial dans la fondation de la Gauche prolétarienne, dont il devient bientôt, sous le pseudonyme de « Pierre Victor », le chef incontesté. Toujours condamné à la clandestinité, le révolutionnaire donne ses rendez-vous près des usines Renault, dans de petits cafés arabes du bas Meudon ou de Boulogne, où il habite avec sa femme, sa mère et sa sœur, lesquelles assurent l’intendance.