Introduction
«Le truc que je dis souvent, je dis, “je suis d’origine alsacienne”. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? J’ai eu une grand-mère alsacienne mais elle est née à Aubervilliers. C’est-à-dire qu’on est Parisien depuis trois générations. Pourquoi, pour moi, je suis d’origine alsacienne ? J’aurais pu dire que je suis d’origine normande, en plus D… c’est un nom normand, mon grand-père est né en Normandie, Alors, les autres grands-parents, c’est encore pire que ça. Je ne sais même pas d’où ils viennent. À bien y réfléchir, il a été dit un temps que ma grand-mère maternelle, que j’aime beaucoup, qui est toujours vivante, elle serait peut-être d’origine espagnole, mais c’est pas bien sûr. Sans doute qu’elle est née en Mayenne. Ma mère m’a dit récemment que mon grand-père [maternel] avait racheté une maison près du lieu où il était né dans la Sarthe. Je ne sais même pas où. Je le vois très souvent… Je ne sais pas où il est né. Même ma mère, je ne sais pas où elle est née. Elle est née dans la Sarthe, dans un petit bled de la Sarthe, mais tout ça était contingent. Ce qui est aussi mon cas. Je suis né à Saint-Denis parce qu’il y a eu des contractions sur l’autoroute », explique Luc.
La définition de ses origines apparaît liée à une conception personnelle de la construction de son monde :
« J’ai pas d’attachement viscéral à un endroit. J’ai un attachement à d’autres formes, à des lectures, à des musiques. C’est ça qui me territorialise, c’est pour ça que je sais d’où je viens. Je sais ce que j’écoute, ce que je regarde, ce que je fais. Je sais où sont mes peintures, qui les a achetées, dans quels endroits elles sont exposées. Ça aussi c’est une façon de se territorialiser, les objets que j’ai pu produire. »
D’emblée, trois directions de questionnement se dessinent. Quel est le lien entre les origines familiales, celles qui précèdent l’individu, et ce que lui-même place à sa propre origine et qui signe son individualité ? Comment se définirait un « chez-soi d’origine » qui ferait sens ? En quoi savoir d’où l’on vient permet de savoir qui l’on est ? L’analyse de ces questions permet d’appréhender comment, entre dépendance et autonomie, attachement et détachement se construit une fidélité à soi. La construction de la fidélité à soi peut être traquée dans les éléments qui font sens pour les individus : des lieux, des objets, des odeurs… Ces éléments sont puisés dans l’existant, dans l’histoire familiale, dans les lieux de vie, dans les expériences communes et aussi dans les expériences individuelles. Ce sont des éléments de formulation et de reformulation du rapport de l’individu à la famille et à soi, et plus largement, du rapport au monde. À travers eux, l’individu s’empare d’une réalité qu’il modèle entre aspiration à être soi et besoin de se définir des appartenances. Dans la quête de la fidélité à soi, la place des origines est fondamentale : les origines sont la formulation par l’individu de sa naissance… Sociale ? Identitaire ? Elles sont le commencement donné par l’individu à son histoire et à son existence.
POURQUOI PARLER « D’INVENTION DES ORIGINES » ?
Un certain nombre de discours sur la modernité mettent en avant une analyse en termes de crise : la crise du lien, la perte des repères, de la transmission, etc. Dans un contexte d’individualisation de la société où les formes de transmissions familiales se modifient, la recherche d’autonomie par les individus est souvent interprétée comme un souhait de se défaire de toute « attache ».
Des liens choisis
Or, quand on s’intéresse à la construction des origines, on voit comment il ne s’agit pas de rompre, de se délier de tout lien mais de négocier un certain nombre de contraintes, c’est-à-dire d’inventer des formes d’ancrages qui sont des espaces d’articulation des normes sociales qui définissent un « nous » et des aspirations à l’autonomie qui définissent un « je ». Aussi, il est important d’étudier cette question à partir de ce qui fait sens pour l’individu. Cet ouvrage remet en question l’idée de « racines » associées souvent à l’idée d’origine comme renvoyant à une provenance unique. Il permet de comprendre comment les origines apparaissent comme une invention, comme une somme de négociations réalisées par l’individu entre la dimension normative et réglée de l’héritage et ce qui est significatif et qui fait sens pour lui dans son quotidien, les négociations étant vues comme un facteur d’innovation.