Chapitre premier
LE FAIT D'ÊTRE NOIR
 « Pour combattre le racisme, il faut prêter attention à la race. »
M. Omi et H. Winant,
Racial Formation in the United
States from the 1960s to the 1990s.
Poser les populations noires comme un objet de réflexion fait immanquablement surgir une série de difficultés. La première d'entre elles est relative à la « race », cette représentation honteuse des imaginaires modernes. Parler des « Noirs », n'est-ce pas supposer qu'il existerait une « race » noire, alors que la notion de « race » n'a aucune validité scientifique et morale ? Et puis, n'est-ce pas construire de toutes pièces un groupe faussement homogène ? Ces objections méritent d'être prises en considération : elles posent d'abord le problème de la légitimité des délimitations raciales. Il est également vrai que le groupe des Noirs est infiniment divers socialement et culturellement, et que ranger toutes les personnes à indice mélanique élevé dans la même catégorie d'analyse est une opération très problématique. Les spécialistes de sciences sociales ont appris à se méfier des opérations de catégorisation, à éclairer les fondements théoriques, à les déconstruire pour souligner leurs attendus idéologiques et méthodologiques. Pour autant, la construction des catégories sociales demeure indispensable à la compréhension des sociétés d'hier et d'aujourd'hui, pour peu que ces catégories ne soient pas essentialisées. La déconstruction des vieilles catégories est précieuse si elle ne laisse pas un champ de ruines derrière elle…
Le problème de la notion de « race »
Fondamentalement, la question de la « race » se pose : il est bien clair que, d'un point de vue biologique, les races n'existent pas. En cela, nous sommes aujourd'hui heureusement éloignés de la période racialisante des sciences sociales (des années 1850 aux années 1930), lorsque l'anthropologie, en particulier, était fondée sur une hiérarchie biologique des races qu'elle s'était donné pour mission de décrire et d'expliquer. La passion de la mesure (de la « mal-mesure », disait Stephen Gould) de l'homme dans ses détails anatomiques et physiologiques avait pour objectif principal de classer les hommes en groupes raciaux dotés de caractéristiques physiques et mentales spécifiques. Rares étaient les anthropologues, comme l'Américain Franz Boas, bien isolé au début duXXe siècle, qui réfutaient la hiérarchie raciale. Même si, comme on le verra (chapitre IV), la tentation biologisante n'a pas disparu, il n'en est pas moins clair qu'elle est aujourd'hui, au moins dans les sciences sociales, marginale et déconsidérée.
Jusqu'au milieu duXXe siècle, les distinctions raciales furent présentes, en particulier pour justifier des rapports de domination matérielle et symbolique exercés par des groupes humains sur d'autres groupes humains. Elles étaient donc inséparables des hiérarchies sociales1. La « race » était une catégorie sociale au service de systèmes de pouvoir, qui produisait des hiérarchies essentielles et irréductibles, et fournissait une justification à des crimes de masse. À la fin des années 1920, Julien Benda annonçait la « guerre la plus totale et la plus parfaite que le monde aura vue », animée par l'« esprit de haine contre ce qui n'est pas soi »2. De fait, le racisme biologique constitua l'un des piliers intellectuels du nazisme et de sa politique génocidaire. Sur les décombres du IIIe Reich, après l'assassinat de millions de Juifs et de Tsiganes « coupables d'être nés », le travail de remise en cause de la racialisation était absolument nécessaire. Il fut accompli, par des travaux qui bouleversaient toutes les disciplines, en particulier celles dont l'histoire était intimement liée à la racialisation, comme la biologie ou l'anthropologie physique. De telle sorte que les sciences sociales et biologiques furent plus ou moins rapidement et complètement débarrassées de leurs fondements racialisés. « Dorénavant, le problème des “races” n'était pas seulement un mauvais objet de recherche ; c'était un objet inexistant », écrit Wiktor Stoczkowski3. La volonté manifestée par l'UNESCO d'affirmer l'unité de l'homme passait par le procès de cette partie obscure de l'héritage intellectuel européen qui avait conduit à la catastrophe. Il fallait faire disparaître la doctrine malfaisante des races pour éradiquer les maux racistes.