Me montrer nu de dos ne me pose pas de problème, mais, de face, c’est une autre histoire, je ne voudrais pas perdre tous mes fans.
Jean-Claude Vandamme
Petit dictionnaire de philosophie appliquée PUF 2011
C'était la toute fin de l’été ou le début de l’automne. J’étais presque en paix avec moi-même, ce qui est plutôt inhabituel. Mon premier roman, Baby Doll, venait de paraître.
Enfin, j’allais goûter à l’ivresse du quart d’heure de gloire qu’Andy Warhol promet à chacun d’entre nous et qui se résumerait, dans mon cas, à quelques minutes : je passai une fois à la télévision sur une chaîne confidentielle, le livre fut retiré des rares rayons où il était proposé au bout de six semaines et pilonné dans la foulée. Néanmoins, en attendant la consécration (et l’argent, et la notoriété, et ces femmes belles et délurées que la célébrité attire), je flottais dans un vague entre-deux; je rédigeais mollement mon prochain catalogue et les clients ne se bousculaient pas pour acheter mes ouvrages rares, mes coûteux tirages de tête sur d’épais papiers de Hollande, des chines soyeux ou des japons translucides.
Je m’occupe d’une librairie de livres anciens et j’édite de temps à autre, par pur plaisir et à mes frais, en refusant toute subvention pour garder une liberté absolue de choix, un beau livre, détail qui, on le verra, a son importance.
Ce début d’après-midi, je dormais à moitié devant l’écran de mon ordinateur quand le téléphone sonna. Une voix inconnue de femme, avec un fort accent du Sud-Ouest, me demanda si j’étais bien l’éditeur de Comptines. Effectivement, le manuscrit de Gaëtan Grégorio – que ses innombrables relations n’appelaient jamais autrement que par ses initiales : Gégé – avait fini par me parvenir après avoir été refusé par tous les éditeurs de Paris et d’ailleurs. Cette autobiographie érotique détaillait ses coucheries avec diverses athlètes célèbres. J’avais fait imprimer trois cents exemplaires numérotés, un tirage de luxe illustré qui aurait dû s’enlever. Je raconterai peut-être une autre fois comment le graphiste que j’avais choisi pour la composition et la maquette, un jeune homme sanguin, fou de rage parce qu’il ne trouvait pas assez profonds les noirs de l’imprimeur et m’en rendait responsable, avait voulu m’assassiner en tentant de m’écraser avec sa mobylette, une 102 Peugeot bleue, alors que j’arpentais un trottoir de la rue Vavin. Mais, j’allais l’apprendre à mon détriment et comprendre aussi pourquoi les professionnels de l’édition avaient refusé son texte, après avoir connu une célébrité presque mondiale, Gégé était désormais bien oublié et ses prouesses sexuelles, pourtant remarquables telles qu’il les rapportait, semblaient ne plus intéresser personne. L'entreprise s’annonçait financièrement catastrophique, puisque j’avais vendu, huit mois après sa publication, moins de quarante exemplaires du livre.
Mes problèmes d’épicerie n’intéressaient pas du tout la dame, qui me coupa sèchement à l’autre bout du fil. Elle voulait des renseignements précis, pas de la parlote : pouvais-je lui en dire plus sur Grégorio, qu’elle avouait mal connaître ? Je lui rappelai qu’avec son compère Ferdinand von Farben ils avaient formé le célèbre binôme Gégé-Farben, une des grandes figures de la contre-culture des années 70-80. Ensemble, ils avaient réinventé la littérature sportive, écrit Cinq cents doubles plateaux, magistrale histoire du cyclisme qu’ils commençaient à l’invention du dérailleur, Lentille Œdipe?, une psychanalyse de l’inventeur de la roue arrière lenticulaire qui améliore sensiblement les temps dans les étapes contre la montre, Le pro Laerte, une biographie fantasmée du capitaine de l’équipe de football du Brésil, lancé le fameux magazine nautique Mirages et aussi armé La Bordée, un bateau qui, en embarquant d’anciens champions rendus toxicomanes par le dopage sur les mers les plus dangereuses du globe, arrivait, à grands coups de tempêtes affrontées en commun, de voiles hissées dans un même élan, d’homériques engueulades, de bricolages de tous les instants et d’un amateurisme revendiqué, à des résultats surprenants : le plus souvent sevrage définitif ou suicide, c’était selon, mais presque à tout coup un succès puisque l’on pouvait considérer dans les deux cas le malade comme libéré de son addiction.