I
QUEL PETIT FRANÇAIS À PARLER NICKEL AU FOND DE LA COUR?
Que serions-nous si, par malheur, c’en était fait du roquefort et de l’imparfait du subjonctif ? On sent bien que la France est prise de vertige, à la seule pensée d’un Waterloo des fromages et d’un Sedan de la conjugaison. Elle a déjà tant perdu : ses colonies et ses maisons closes, ses conseils de révision, ses bataillons d’Afrique et ses bidasses en goguette. Les maîtres d’école se retrouvent à poil, ils n’ont même plus de blouse grise ! Tout change, même les flics, qui ne se reconnaissent plus au képi, au bâton blanc et à la pèlerine. D’ici à ce qu’on leur coupe le sifflet… Selon de sérieuses études de mœurs autant que de plomberie, le bidet serait en net recul. C’était notre fierté : la putain française, au moins, se lavait-elle le cul, en chevauchant la preuve sanitaire de notre fameuse exception nationale. Et il y a cette histoire de devise, pas celle de la République, en trois mots, elle est toujours là, c’est l’autre qui n’est plus, le franc, l’ancien comme le nouveau… pfuit… fini la Semeuse… les grands hommes à cent balles… les biffetons en quadrichrome… Il n’y aura plus jamais d’effets de tribune sur la santé du franc. Plus de Poincaré, de Pinay. Sûr qu’on va nous la pasteuriser, notre grammaire au lait cru… Un jour, si ça tombe, ils nous feront parler en euro UHT ! Il ne restera rien, plus d’ardoise fine, ni de douceur angevine…
La seule chose qui demeure, c’est que les Français ont toujours pensé que ça foutait le camp, la France, surtout, côté langue. Depuis que le français se parle, on redoute son usure et l’on prédit son altération, après son passage en quelques bouches vulgaires. Il n’y a pas deux siècles, la langue dite de Racine avait plus de locuteurs au château de Schönbrunn que dans les chaumières de Kergrist, en Bretagne. Seulement, y’en a des qu’ont les jetons, vu que les gosses de La Courneuve larpent un de ces verlans qu’on entrave pas aussi bien que le javanais. Même les sociologues s’inquiètent : toutes ces tribus urbaines, avec leurs langages, ça n’existait pas quand il y avait des apaches, des vrais broches bien de chez nous qui surinaient à l’Opinel. Donc, il y a des défenseurs de la langue pure, maintenant que les purificateurs ethniques en sont venus à se purifier mutuellement. On pensait : c’est fini, il suffit de compter les points. La version vulgaire du nationalisme se met des claques à elle-même, mais on nous envoie sa cousine chic. Voici le français pur, c’est-à-dire la version intellectuelle et un brin snobinarde des trivialités répandues pendant quinze ans. On attendait l’enterrement du national-populisme, il revient nous hanter avec un suaire de chez Dior.

Il y en a qui se seraient fait pincer et même plus, plutôt que d’avouer la moindre pensée commune avec le champion du calembour de sous-off, et ils nous servent désormais le même rata, en jurant que c’est de la haute cuisine française.
En les lisant, en les entendant, je ne cesse de penser à un orfèvre de la langue… un fils d’immigrés… Mais… cher Georges Perec, tu es mort, encore plus que tu crois ! Tu crois ou tu ne le crois ? Il faut être prudent : notre grammaire est placée sous haute surveillance. Ils ont remis ça, ils parlent de la France, de sa langue, et selon un certain Citroën Sartre ou Simca Gide, je ne sais plus, il faudrait, pour évoquer la culture française, participer de cette expérience de quinze siècles vécus sur le sol de France. Toi, tu connaissais un nombre incalculable de mots que tu croisais et combinais et l’on ose soutenir que tu ne possédais pas le mode d’emploi de ce mystérieux pays. Question de mottes de terre, disent-ils. Heureusement, il en est encore qui se figurent que Perec est un nom typiquement breton et, avec un peu de chance, tu ne seras pas rayé de la liste des écrivains français ayant quelque peu compté dans la seconde moitié du XXe siècle…
J’ai appris, quant à moi, que je n’étais pas qualifié pour parler de la France, de sa civilisation et de sa culture. Simple affaire d’origine… Cependant, le formidable écho donné à un propos absurde souligne l’indigence du débat intellectuel dès lors qu’il s’agit de la question nationale.
On a construit hâtivement un piédestal pour un écrivain qui passe pour un amateur de « langue pure ». Éloquente misère sexuelle de la métaphore ! Pauvre langue enfermée en son palais, inquiète du contact extérieur. Notre écrivain se montre en quelque demeure rurale et solitaire, devant des livres bien rangés. La pose est grotesque, il ne perçoit pas le ridicule de cette mise en scène.