Elle arrache de grands godets de terre sombre et grasse. Elle est arrivée tôt pendant que le café filtrait dans la cuisine et c’est l’avertisseur de marche arrière du camion qui m’a attiré sur le balcon.
Depuis deux mois les barricades en planches délimitent l’enceinte. La pelle s’est installée dans cet espace où elle creuse avec sa hargne mécanique. Son champ d’action est connu, l’équipe des arpenteurs a bombé le sol de repaires fluo.
J’entends Bono à la radio et le sifflement de la cafetière dans mon dos mais c’est la pelleteuse que j’écoute. L’Iveco recule pour présenter sa benne dans le rayon d’action du bras métallique.
J’apporte ma tasse sur le balcon. Un vent froid souffle du fleuve. J’aperçois le conducteur de l’Iveco descendu de sa cabine, qui reste debout à fumer sur le sol glacé. La fumée de la cigarette se mêle à la buée devant sa bouche. Nous suivons ensemble le mouvement de rotation du bras jaune. Quel poids de terre dans le godet ? Deux cents kilos, cinq cents ? Il jette son mégot, remonte au volant, desserre le frein à main, débraye et passe la marche arrière. Ça ronronne et ça souffle, c’est régulier, impeccable, implacable. J’ai envie de fumer.
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La guitare de The Hedge pour les dernières mesures de Bad. Le café me réchauffe. Je bois au rythme de la pelle mécanique, pas plus vite. À chaque godet de terre une gorgée de café. Moi aussi j’émets de la buée.
Le poids de charge des camions est indiqué au pochoir sur leur flanc. Je suis trop loin pour le lire. Chercher la masse de la terre. Pas de la Terre, de cette terre-là sans majuscule dans le godet. Calculer son poids, p = mg. Et quand j’ouvre le volume de René Char : « Terre, devenir de mon abîme, tu es ma baignoire à réflexion. »
C’est pourtant bien de la Terre qu’ils creusent, un morceau de cette Terre où le travail et la vie des hommes s’inscrivent, les leurs comme les miens, en commun, mon travail que je devrais me décider à commencer.
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Je descends chez Longuet, revues de BTP en fond de rayon, pas beaucoup, journal du matin mon quotidien, quelques mots à Longuet. Devant la cave humidifiée pour une fois je choisis une cape sombre, pas mes habitudes mais j’ai envie de ça : comme la terre du chantier.
Les Montecristo sont trop clairs, les Hoyo de Monterrey aussi, claro claro quasi blonds. Je souhaite une robe aux tons profonds. Je tâte quelques coronas, Longuet me regarde faire sans intervenir. J’attrape un robusto de Macanudo, cigare à la robe obscure, maduro. Je le presse du pouce avant de le faire tourner entre mes doigts, sa cape est souple et grasse. Je le paye et l’emporte tel quel entre les lèvres, le goûter à cru en chemin, l’allumer dans l’après-midi pour le fumer en regardant travailler la pelle.
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C’est une Caterpillar à chenilles. Trente-cinq tonnes j’aurais pas cru. Son godet d’excavation a une capacité d’un mètre cube et demi. Évidemment ça se mesure en volume, pas en poids, j’aurais dû y penser.
Je déjeune d’une crêpe au jambon en lisant la fiche technique. La pelle développe une puissance de 140 kW pour une force de cavage de 130 DAN. Chercher la signification de l’unité DAN. L’ensemble flèche/bras lui autorise une profondeur de fouille de 6,26 m. Le châssis est peu décrit mais le constructeur assure une garde au sol élevée et zéro roll back grâce aux « freins immergés extérieurs ».
Je finis mon verre de chablis en comptant onze godets pour remplir une benne de l’Iveco. J’ai aussi imprimé la notice du camion sur internet. Apparemment ce serait le modèle Trakker à suspension mécanique, cabine « courte et basculable ». J’allume mon Macanudo. Ses premières bouffées sont âcres, sans doute la même âcreté que la terre qui coule dans la benne. Envie de la mordre.
Un troisième danseur est entré en scène : un gros Berliet Dumper. Les deux camions se relayent sous le godet de la Caterpillar.
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Je fais les courses en fin d’après-midi. Je ne travaille toujours pas et la semaine défile en râles de moteurs depuis le matin 7 heures. Bulletin météo à la radio, vingt minutes pour descendre chez Longuet, poignée de mots, le journal et un cigare. Le soir au supermarché je prends du vin rouge et des trucs à grignoter debout devant la baie vitrée.
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J’apprends que la cabine de la pelle est susceptible d’être équipée d’un siège à suspension pneumatique basse fréquence antivibrations avec amortisseur longitudinal. J’avais tout d’abord cru que sa marque était Cat. Les trois lettres sont écrites sur son bras et sur les côtés de la tourelle en majuscules : CAT. En fait c’est un diminutif, l’apocope du nom entier qui peut se lire au dos de la cabine : Caterpillar.
J’aime bien Cat, une familiarité, quelque chose de félin à l’image de la patte qui s’allonge et des griffes qui mordent la terre. La Chatte Jaune qui creuse.
Je fume des Macanudo pendant cinq jours. Un par un achetés le matin chez Longuet, je ne veux pas les stocker. Toujours le même module : robusto. Il s’accorde bien avec le travail de la pelle mécanique. L’attaque est dure mais le cigare va en s’assouplissant pour éveiller ses tonalités d’épices.
La Caterpillar creuse jusqu’au vendredi avec ses deux camions qui vont et viennent autour d’elle. Les conducteurs ont la même habitude de descendre de leur cabine et de taper des pieds sur le sol gelé.
Ils travaillent jusque tard le vendredi soir. La pelle achève de creuser les fondations à la lumière de ses projecteurs. Un trou rectangulaire aux arêtes abruptes et tous les cylindres de cendre grise détachés dans le même cendrier près de moi.
La mère d’Arthur téléphone pour me demander de le prendre vendredi prochain.
– C’est pas mon week-end.
– Ça me rendrait service.
Je réfléchis en surveillant le bungalow.
– Tu es là ?
– Je t’entends.
Cube en tôle laquée blanche pourvu d’une fenêtre.
– Pour Arthur ?
J’ai le temps d’apercevoir des prises électriques et un convecteur le long de la cloison du fond, je dis oui.
Le camion-grue livre trois autres bungalows dont deux plus petits, sans fenêtre, aux portes bleues. Ils sont installés au-dessus de la fosse creusée par la Caterpillar et je sais : ces deux-là sont les sanitaires.
Un cinquième arrive à midi. Marque Algeco à parois en panneaux « sandwich » de 40. Le chef de chantier le fait déposer sur les deux premiers. Je devine qu’il s’agit du chef de chantier et je me demande comment il pourra grimper dans le bungalow du haut. J’ai la réponse quand trois hommes installent un escalier métallique.
L’Algeco du sommet est fermé à clé, il abritera les plans et servira de bureau.
Le chantier reste désert pendant trois jours. Je me lève de bonne heure et prends mon café face au grand trou de terre vide. Je ne sors pas sur le balcon. Le vent d’ouest souffle toujours, la porte d’un Algeco bat, je reste debout dans le salon en silence.
J’allume la radio sur l’interview de l’invité politique. Je n’ouvre pas mon ordinateur. Je déjeune au Vieux Palais. Quand je remonte c’est pour retrouver le grand espace du chantier sans hommes.
Il faudra bien qu’ils reviennent.