I
La fin d'une époque
1.
— Aimez-vous l'argent, monsieur Jefferson ?
Sa question me surprit. Nous nous connaissions depuis à peine une heure et cette curiosité me parut déplacée. Elle m'aurait interrogé sur l'état de mon compte en banque ou sur ma position préférée pendant l'amour, je n'aurais pas trouvé cela plus indiscret. En principe, ce n'était pas le genre de question que des mères d'élèves posent à un professeur.
En principe, elles ne lui donnent pas non plus rendez-vous en pleine nuit au Fouquet's pour parler de leurs fils.
Pourtant, c'était ainsi que les choses s'étaient passées et lorsque, chaussé de richelieux d'occasion de chez Di Mauro et vêtu d'un complet bleu marine, à fines rayures tennis, de chez Gianfranco Ferre — dont la doublure venait d'être raccommodée —, j'entrai dans le café, il était presque minuit.
Le Fouquet's était noir de monde. Dans la salle de restaurant dînait une clientèle huppée et sûre d'elle, habituée à l'argent, aux endroits élégants et aux serveurs en veste blanche. Des bribes de conversations en différentes langues me parvenaient de tous côtés et me donnaient le sentiment agréable d'être dans un lieu cosmopolite et prestigieux, et d'en faire partie.
Installée dans la salle du fond, en face du bar de l'Escadrille, Sonia Dupré m'attendait en buvant un Manhattan.
J'avais déjà eu l'occasion de la voir à Georges-de-Scudéry, au cours de réunions avec les parents d'élèves, mais nous ne nous étions jamais adressé la parole. Les résultats de son fils en français, même s'ils battaient des records de nullité, ne paraissaient guère l'émouvoir et elle n'avait jamais trouvé utile, jusqu'à présent, de s'en entretenir avec moi.
Je le regrettai. Malgré son côté gravure de mode, Sonia Dupré était le type de femme qui plaît aux hommes. Mince, élégante, avec des cheveux blond vénitien tirant sur le roux, et des yeux pénétrants, qui évoquaient ceux de Marie Daubrun — la fille aux yeux verts, dont Baudelaire fut amoureux —, il était difficile de ne pas la remarquer lorsqu'elle venait au lycée.
Par contre, Sylvio présentait beaucoup moins d'intérêt. Son allure fin de siècle, son crâne rasé à la mode Iroquois, surmonté d'une touffe de cheveux roux taillée comme un gazon anglais, sa veste battle-dress, son jean déchiré aux genoux, ses mains perpétuellement dans les poches, surtout pendant les interrogations écrites, ses rangers qu'il frottait sans cesse l'une contre l'autre, d'un air désœuvré, et son expression d'intense ennui en cours le rendaient odieux à tout le monde.
Aussi, ce rendez-vous ne laissait pas de m'intriguer. Quelle mouche avait piqué cette femme pour qu'elle cherchât mes coordonnées sur le Minitel, m'appelât à onze heures du soir et insistât pour me voir sur-le-champ, tout ça parce que Sylvio risquait un zéro — un de plus — à une interrogation sans importance, dans une discipline dont, apparemment, elle n'avait que faire ?
En règle générale, j'évitais de rencontrer les parents d'élèves. Je ne me sentais pas à l'aise avec eux. Leur familiarité, leur façon débonnaire de me dire : « De vous à moi » m'insupportaient au plus haut point et, surtout, je détestais qu'ils fussent insensibles à mon élégance vestimentaire. Lorsqu'ils me voyaient avec une veste de chez Cifonelli, immédiatement identifiable à sa ligne d'épaule tournée vers l'avant ou avec un costume conçu par Joseph Camps, avec sa ligne d'épaule tombante et ses manches gigot, au lieu de considérer l'excellence du vêtement, ils s'attachaient à son coût et devinaient immédiatement qu'il s'agissait d'une solde ou d'une seconde main. Cet achat au rabais, dans lequel ils reconnaissaient leurs soucis d'économie, faisait de moi un des leurs, un de ces cadres moyens ou de ces petits fonctionnaires qui regardaient à la dépense, et avec qui ils pouvaient parler en toute liberté. Alors ils se livraient sans détour, me confiaient leurs angoisses devant les mauvais résultats de leurs enfants, l'aggravation du chômage, la crise politique ou leurs démêlés familiaux. Et, arrivés à ce point d'épanchement, ils se sentaient tellement en confiance qu'ils croyaient pouvoir me dire : « De vous à moi » en me tapant sur le ventre tandis que moi, plus pincé que jamais, je ne savais comment mettre un terme à ces effusions.