Ce livre a été publié sous le titre

Legacy

par Hodder & Stoughton, Londres, 2009.

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EAN 978-2-80981-498-9

Copyright © Tamara McKinley, 2009.

Copyright © L’Archipel, 2014, pour la traduction française.

DU MÊME AUTEUR

Les Pionniers du bout du monde, L’Archipel, 2013 ; Archipoche, 2014.

La Terre du bout du monde, L’Archipel, 2012 ; Archipoche, 2013.

L’Héritière de Jacaranda, L’Archipel, 2011 ; Archipoche, 2012.

Le Chant des secrets, L’Archipel, 2010 ; Archipoche, 2011.

Éclair d’été, L’Archipel, 2009 ; Archipoche, 2010.

La Dernière Valse de Mathilda, L’Archipel, 2005 ; Archipoche, 2007.

Prologue
Les liens qui se tissent

Ferme des Gratteurs de lune, Nouvelle-Galles du Sud, 1835

Nell Penhalligan soutenait le regard de sa petite-fille, tâchant tant bien que mal de conserver une expression féroce. Ruby était une enfant délicieuse, à qui le prénom allait bien : des cheveux d’un roux flamboyant alliés à un tempérament de feu. Curieuse et autoritaire, comme sa mère Amy avait pu l’être à son âge, il était difficile de s’empêcher de sourire quand elle vous considérait de son regard attentif.

— C’est dur de pas baisser les yeux, hein ? observa Nell d’une voix douce.

— Tu es très vieille aujourd’hui, mamie, n’est-ce pas ?

La fillette avait penché la tête ; elle posa sur Nell son regard bleu interrogateur.

Celle-ci gonfla sa poitrine généreuse.

— J’ai soixante-dix ans, déclara-t-elle avec fierté.

— C’est rien du tout, rétorqua Alice Quince. J’en ai soixante-quatorze.

Nell lorgna la petite bonne femme installée à côté d’elle.

— Peut-être bien, mais je suis en meilleure santé. Et je continue d’abattre ma journée de travail comme avant.

— Mouais, fit son amie en glissant quelques mèches rebelles de cheveux blancs sous son bonnet. Un brin de lavage et de repassage, je n’appelle pas ça du travail, commenta-t-elle avec dédain. Moi, je continue de participer à la tonte des moutons.

— Tu te fourres surtout dans les pattes des tondeurs, grommela Nell.

Ruby écoutait la discussion avec intérêt.

— Pourquoi tu te disputes avec tante Alice, mamie ?

— Parce qu’elle raconte n’importe quoi, souffla Nell en serrant plus étroitement son châle trop mince autour de ses épaules dodues.

Le soleil avait beau darder ses brûlants rayons, elle avait froid. Elle aurait dû apporter avec elle un vêtement plus épais, mais elle mettait un point d’honneur à ne rien réclamer – Alice, sinon, n’aurait pas manqué de la cingler d’une remarque acerbe.

— Pas toi, peut-être ? pouffa cette dernière sur un ton moqueur. Tu bourres le crâne de cette enfant de bêtises dont elle ne comprend d’ailleurs sans doute pas la moitié.

Nell adressa un clin d’œil à sa petite-fille qui, en retour, lui décocha un sourire radieux.

— Ruby et moi, on se comprend à merveille. Je préfère que les histoires, elle les entende de ma bouche, au lieu que des étrangers viennent lui servir des fadaises.

— Tu as tort de lui parler de ton passé douteux, maugréa Alice, dont la réprobation raidissait les épaules osseuses. Surtout quand on sait pourquoi tu t’es retrouvée à bord de ce bateau prison.

Elle lança à son amie un regard noir qui en disait long. C’était pourtant de l’histoire ancienne : le jour où Nell avait posé le pied sur la terre australienne, elle avait pour toujours abandonné la prostitution, à laquelle elle se livrait jadis à Londres.

— Tu sais très bien que je ne lui parle jamais de ça, se défendit-elle brusquement.

Ruby se hissa sur les cuisses volumineuses de sa grand-mère pour se pelotonner entre ses bras.

— Moi, j’aime bien les histoires de mamie.

Elle leva les yeux vers Nell.

— Raconte-moi comment tante Alice a failli se faire manger par un dingo, et même que c’est toi qui l’as tué d’un coup de fusil. Elle fait drôlement peur, celle-là.

Alice déploya son éventail d’un coup sec.

— Je la raconte beaucoup mieux, murmura-t-elle. Après tout, c’est moi qu’il traquait, ce dingo.

— N’empêche que tu serais pas là aujourd’hui si j’étais pas une aussi fine gâchette, riposta son amie. Au fait, c’est pas l’heure de ta sieste ?

Le regard brun d’Alice se rétrécit.

— Tout le monde ne passe pas la moitié de sa journée à ronfler.

Elle se leva péniblement de sa chaise – ses jupes froufroutèrent, jetant des reflets d’un noir bleuté dans la lumière.

— Je préfère décamper avant que tu réinventes le passé de bout en bout, enchaîna-t-elle. Je vais aider ta fille Sarah à servir le thé.

Nell regarda son amie traverser la clairière en boitillant, puis grimper d’un pas prudent les quelques marches qui menaient à la ferme. Les deux femmes s’affaiblissaient au fil des ans, même si, la tête sur le billot, ni l’une ni l’autre n’aurait consenti à l’admettre. En dépit de leurs chamailleries incessantes, leur veuvage n’avait cessé de les rapprocher, en sorte qu’elles étaient aujourd’hui pareilles à deux sœurs. Ruby gigota sur les genoux de Nell, qui grimaça. Ses articulations devenaient douloureuses, le poids menu de l’enfant suffisait à les torturer.

— Donne-moi donc un baiser pour mon anniversaire, veux-tu, et puis va-t’en aider ta maman.

— Mais je veux que tu me racontes une histoire, objecta la fillette, soudain boudeuse.

— Tout à l’heure, promit Nell.

— Je t’aime, mamie, et j’aime aussi tante Alice. Sois pas vilaine avec elle, s’il te plaît, parce qu’elle est vraiment très, très vieille. Bindi, il dit qu’il entend les Esprits l’appeler. Moi, je n’entends pas leur chant. Et toi ?

Tandis que la petite se jetait autour de son cou pour l’embrasser, Nell se glaça. Elle parlerait à Bindi. Comment l’Aborigène osait-il perturber cette enfant avec ses superstitions ?

— Mon chaton, murmura-t-elle. Les seuls chants que tu entendras aujourd’hui seront pour moi, au moment où je couperai mon gâteau.

Elle se cramponna à la fillette, ravie de la sentir contre elle si pleine de vie – elle adorait Ruby.

— Et maintenant, file, ajouta-t-elle d’un air distrait.

L’enfant détala. Sa chevelure étincelait, ses rubans voletaient autour d’elle tandis qu’elle dansait pieds nus dans l’herbe. Ruby ne se trouvait encore qu’au seuil de l’existence, cette formidable aventure ; Nell en conçut une pointe de tristesse, songeant à sa jeunesse enfuie. Où donc étaient passées toutes ces années ? Où avaient-elles filé pour ne lui laisser en tête qu’une poignée d’images qu’on aurait crues échappées d’un rêve, des images d’une Nell bien différente de la vieille femme en train de s’apitoyer aujourd’hui sur son sort ?

Contrariée par ces divagations, et refusant de se gâcher plus longtemps la journée, elle s’installa parmi les coussins pour observer le remue-ménage : on dressait les tables à l’ombre des arbres, on se débarrassait de la présence encombrante des petits indigènes en leur offrant des sucres d’orge.

Bindi, lui, se tenait accroupi au bord de la rivière avec les autres hommes, cependant que leurs épouses, caquetant dans l’eau comme des galahs 1, tentaient, avec force éclaboussures, de débusquer des écrevisses – qu’elles appelaient yabbies. Le petit garçon que Billy, l’époux de Nell, avait autrefois sauvé dans un dernier geste héroïque avant de succomber, était un adulte à présent. Un adulte dont les cheveux se teintaient de nuances argentées. Nell poussa un lourd soupir.

Les eucalyptus inclinaient leurs troncs pâles au-dessus des berges ocrées, leur feuillage frissonnant au gré des prestes allées et venues des pinsons mandarins parmi leurs branches. Le ciel était clair, d’un bleu décoloré par la chaleur qui tremblait sur l’horizon ; la vieille dame percevait au loin le gloussement des kookaburras 2 et le croassement navré d’un corbeau. À ses yeux, le spectacle contenait l’essence même de cette terre millénaire, qu’elle considérait à présent pour sienne. Un décor familier, mais trompeur – derrière son apparente sérénité se dissimulait une cruauté qui, de loin en loin, avait failli faire sombrer Alice et Nell dans le plus profond désespoir. Et pourtant, à observer ses proches, cette dernière éprouva de la satisfaction : elle avait été récompensée des sacrifices consentis pour apprivoiser ce paysage primitif, malgré le prix qu’elle avait aussi dû payer.

N’était cette chevelure roux foncé, son fils Walter ressemblerait beaucoup à son père. Nell sentit son cœur se serrer devant la souplesse du garçon, sa silhouette maigre et nerveuse, ainsi que les mèches argentées qui tombaient sur ses tempes comme elles tombaient jadis sur celles de Billy. En revanche, Walter ne possédait pas l’insouciance de son père : il prenait l’existence beaucoup trop au sérieux. Son caractère ombrageux s’était par bonheur apaisé avec l’âge, mais, lorsque la fureur le submergeait, sa famille avait appris à garder ses distances. Veuf depuis quatre ans, il dirigeait les Gratteurs de lune de main de maître et ne semblait aucunement désireux de se remarier.

Ses quatre fils galopaient de tous côtés. Nell sourit : Ruby, leur jeune cousine, vint se planter devant eux et, les poings sur les hanches, leur ordonna de décamper. Ces garçons se révélaient aussi turbulents que des poulains – leur père faisait bien de les occuper auprès de lui pour leur éviter de multiplier les bêtises.

Les yeux de la vieille dame se posèrent sur la ferme. Elle avait peu changé et, même si, après le mariage de Walter, Alice et Nell s’étaient installées dans la maisonnette de Jack, au bord de l’eau, elle demeurait le cœur de la propriété. Érigée sur des pilotis qui la protégeaient des crues et des termites, on l’avait agrandie à plusieurs reprises pour y loger la nombreuse famille de Walter. Une vaste véranda courait le long de la façade, des moustiquaires et des volets repoussaient les mouches ; des rosiers grimpaient à l’assaut des poteaux pour se déployer ensuite sur le toit. Quant au vieux faux-poivrier au tronc noueux, au port retombant, il dispensait aux habitants un supplément d’ombre.

Le hangar de tonte tenait bon. On avait certes dû rebâtir plusieurs granges et augmenter le nombre d’enclos, mais on avait su préserver le génie du lieu. Îlot de silence au milieu du chaos, Nell percevait ici le passé autant que le présent. Les premières années avaient été rudes : il avait fallu défricher les terres, construire de quoi se loger, veiller sur les récoltes et les moutons, mais les deux couples – Billy et Nell, Alice et son époux Jack – n’avaient jamais perdu l’espoir de se trouver un jour à la tête de la plus belle ferme de toute la Nouvelle-Galles du Sud. Une douleur qu’elle connaissait bien l’étreignit lorsqu’elle songea au feu de brousse qui avait coûté la vie aux deux hommes, à la terrible crue sur laquelle une sécheresse interminable avait ensuite pris le pas. Alice et Nell étaient sorties victorieuses de ces épreuves ; elles avaient enterré leur animosité initiale en même temps que leurs époux, cherchant désormais l’une auprès de l’autre réconfort et soutien.

La vieille dame chassa ces funestes pensées et s’attarda sur des souvenirs plus doux. Son regard se posa sur Niall, et elle sourit. Le jeune Irlandais s’en était venu faire sa cour à Amy, sa fille aînée, bien des années auparavant. Il était si timide alors, si gauche dans ses vêtements rapiécés et ses bottes sans âge. Un adolescent, mais dans les yeux duquel on lisait l’expérience d’un homme torturé : il avait passé plusieurs années dans un bagne d’enfants. Quelle différence avec cet adulte prospère qui bavardait en ce moment avec Walter, son beau-frère, tandis que leurs enfants jouaient autour d’eux. Les années lui avaient apporté, ainsi qu’à Amy, leur lot de joies et de chagrins, mais l’amour qu’ils se vouaient, ainsi que leur dur labeur, leur avaient permis de triompher des obstacles. Ils vivaient à présent dans une jolie demeure récemment bâtie par Niall derrière sa nouvelle forge de Parramatta. L’Irlandais était la preuve vivante que l’esprit humain, si rudoyé soit-il, ne tarit jamais.

Nell observait maintenant ses petits-enfants. Dix en tout. Une fameuse progéniture, qui assurerait l’avenir de la forge aussi bien que celui des Gratteurs de lune. Dix petits diables qui avaient ramené la vie dans ces lieux vieillissants. Elle s’attarda sur Ruby, la plus jeune des six petits survivants d’Amy. Elle n’aurait pas dû la choyer plus que les autres, mais quelque chose, chez cette fillette, lui réchauffait le cœur. Peut-être parce qu’elle aimait les histoires qu’Alice et sa grand-mère lui racontaient, peut-être parce qu’elle aimait passer du temps auprès de Nell quand ses parents étaient occupés… Quoi qu’il en soit, Ruby constituait pour les deux vieilles dames une immense source de joie.

— Tout va bien, maman ?

Brusquement tirée de sa rêverie, Nell leva le regard vers Sarah.

— Je suis en train de mesurer ma chance, répondit-elle. Mais je regrette de ne plus avoir autant d’énergie qu’eux.

Comme elle contemplait les bambins qui couraient dans la clairière, une ombre passa dans les yeux de Sarah, sa cadette ; elle ne s’était jamais mariée. Sa mère comprenait ses regrets. Elle avait veillé sur son frère jumeau après son veuvage, ainsi que sur ses garçons. À quarante-deux ans, sans doute était-il trop tard pour qu’elle connaisse à son tour les délices de la maternité.

— Où est Alice ?

Sarah essuya la paume de ses mains sur son tablier en plissant les yeux, éblouie par le soleil.

— Elle distribue ses ordres depuis sa chaise de cuisine à la façon d’un sergent-major, gloussa-t-elle. Je m’étonne d’ailleurs que tu ne sois pas allée mettre ton grain de sel, toi aussi.

— Je ne suis pas censée travailler le jour de mon anniversaire. Mais si Alice embête le monde, je me ferai un plaisir de la contraindre à débarrasser le plancher.

Sarah se remit à rire.

— Reste là, maman. Nous n’avons pas besoin de chamailleries supplémentaires. Il y a déjà tellement à faire.

Nell se cala de nouveau contre les coussins. En vérité, elle manquait de force pour se quereller avec Alice, et puis elle préférait jouir de cette pause dans l’ombre mouchetée des arbres.

— Va me chercher mon gros châle, ma chérie. Le vent est un brin frisquet.

Quelques instants plus tard, sa fille posait le triangle de laine sur ses épaules. Comme Nell s’apprêtait à lui demander une tasse de thé, des cris retentirent de l’autre côté de la rivière. La famille de Niall approchait, qui à cheval, qui en chariot. Un véritable troupeau, qu’accompagnait le son des cornemuses et des violons. La septuagénaire se sentit aussitôt ragaillardie – les Irlandais avaient toujours une histoire à raconter, une chanson à chanter, un instrument de musique à faire résonner… Nell adorait leur enthousiasme pour la fête.

Les joyeux drilles traversèrent le pont jeté au-dessus de la rivière, que cinq années sans pluie avaient presque asséchée. Niall, qui n’avait jamais oublié sa mère ni ses sœurs, leur avait offert, de même qu’à ses beaux-frères, le voyage vers l’Australie, où il leur avait ensuite trouvé du travail. Ils demeuraient pour la plupart à Parramatta ou dans ses environs et, régulièrement, s’en venaient rendre visite aux Gratteurs de lune, où on les accueillait toujours à bras ouverts.

— Aide-moi à me lever, exigea Nell. C’est moi la reine de la fête et me voilà toute seule dans mon coin.

Elle se mit debout, s’interrompit un instant pour reprendre haleine, puis rajusta son bonnet. Un vieux bonnet, dont elle avait cependant changé les rubans et qu’elle avait orné de quelques branches d’acacia assorties à sa robe verte. Car aussi âgée fût-elle, il n’était pas question de renoncer à son exubérante coquetterie. Elle continuait de dédaigner le noir bombasin et les bonnets unis prisés par Alice – Alice n’avait jamais eu, en matière vestimentaire, le goût du risque. Elle attendit que Sarah ramasse son éventail et ses gants en crochet, après quoi elle lui prit le bras et se dirigea vers la table.

— Tu en es à ta troisième part de gâteau.

Nell interrompit sa mastication.

— Au moins, il me reste assez de ratiches pour avaler ce que je veux.

— Ce qui explique pourquoi tu es devenue si grosse, rétorqua Alice, les lèvres pincées.

— Ça vaut mille fois mieux que d’être rachitique. La maigreur, ça te vieillit comme pas permis, et un souffle d’air suffirait à te flanquer par terre.

Son amie grimaça.

— À l’inverse, il faudrait au moins un ouragan pour t’ébranler, grommela-t-elle. Je m’étonne que cette chaise ne se soit pas encore effondrée sous ton poids.

— Ce qu’a fabriqué mon Billy de ses mains, c’est fait pour durer.

Sur quoi elle engloutit la dernière bouchée, louchant déjà vers une tranche supplémentaire.

Elle fut surprise qu’Alice ne réplique rien.

— Tu as raison, soupira-t-elle au contraire. Billy était un artisan hors pair. Comme mon Jack, d’ailleurs. Nous serons mortes et enterrées depuis longtemps que notre maisonnette au bord de la rivière continuera de tenir debout.

— Voilà que tu recommences avec tes idées noires, se plaignit Nell, que les prédictions de Bindi avaient troublée ; le regard lointain de son amie n’était pas pour la rassurer non plus.

Alice ne parut pas entendre sa remarque.

— Te souviens-tu de notre première dispute ? dit-elle. Au sujet des moutons ?

Où donc voulait-elle en venir ?… Cette terrible altercation avait eu lieu quelques minutes à peine après l’arrivée d’Alice à la ferme des Gratteurs de lune. De quoi leur rappeler avec force qu’elles étaient issues de milieux très différents. L’antipathie réciproque qui en avait résulté s’était éternisée plusieurs années durant.

— Pour sûr que c’était une foutue engueulade, admit-elle sur un ton hésitant.

— Tu étais d’une arrogance épouvantable, à l’époque, observa Alice d’une voix songeuse.

Une lueur pétilla dans ses yeux bruns en voyant se hérisser Nell.

— Mais je dois reconnaître, enchaîna-t-elle, que cela nous a offert l’occasion de nous jauger d’emblée. Et j’avoue que j’adore nos prises de bec.

Nell haussa un sourcil en débarrassant sa poitrine des miettes de gâteau. Il restait une trace de la jeune Alice dans ce regard-là, mais son visage, exposé depuis trop d’années à l’impitoyable soleil australien, était parcouru de rides. Ses mains étaient devenues noueuses. Sa maigreur se trouvait encore soulignée par l’amplitude de sa robe. L’âge et les éléments naturels avaient ravagé les deux femmes.

— Tu vas quand même pas jouer les coulantes avec moi, non ?

Alice secoua la tête – les rubans délavés de son bonnet de paille dansèrent un instant.

— Je me dis seulement que nous avons eu une chance folle d’être là l’une pour l’autre. Et que nous avons accompli une formidable tâche.

D’un geste du menton, elle désigna la joyeuse cacophonie à l’autre bout de la table – on bavardait, on riait, Ruby avait pris place sur les genoux de son cousin Finn, qu’elle contemplait avec ferveur.

— Je te remercie d’avoir partagé ta famille avec moi. Moi qui n’ai pas d’enfants, j’aurais vécu, sinon, une vieillesse bien solitaire.

— Bon sang de bois ! s’irrita Nell, perturbée par les épanchements d’Alice, qui n’en était pas coutumière. J’avais raison : tu deviens sentimentale !

Tandis qu’elle repoussait sa chaise en arrière pour se lever, Alice referma la main sur son avant-bras.

— Tu es ma meilleure amie, dit-elle doucement. Pour une fois dans ta vie, Nell, ne te dispute pas avec moi.

Le cœur de celle-ci se mit à cogner contre ses côtes. Alice se comportait de façon étrange, et il y avait dans sa voix une urgence qu’elle n’y avait plus décelée depuis de nombreuses années. Elle semblait avoir perçu que le temps lui était compté ; elle tenait à raccommoder ce qui pouvait l’être avant qu’il ne soit trop tard. Peut-être les superstitions de Bindi se révélaient-elles moins infondées que Nell l’avait cru.

La perspective de perdre son amie la rendit soudain grave. Elle prit tendrement dans la sienne la main déformée par l’ar­throse – une affection qui faisait souffrir Alice, même si elle s’en plaignait peu.

— Qu’est-ce que tu racontes ? fit-elle posément. On s’est toujours bouffé le nez, toutes les deux, c’est ça qui nous permet de tenir le coup. Mais ne va pas t’imaginer que je ne t’aime pas sous prétexte que je te traite de vieille dingo.

La gorge nouée, elle avala péniblement sa salive en s’obligeant à sourire.

— Cela dit, je t’interdis de répéter ça à quiconque, sinon je leur raconterai un peu de quelle manière tu t’es effondrée à la mort d’Henry Carlton.

Alice rougit et retira prestement sa main.

— Je ne me suis pas effondrée.

Nell hocha la tête, soulagée que son amie ait retrouvé sa vigueur habituelle.

— Je t’ai entendue, déclara-t-elle d’une voix triomphante. Je t’ai entendue sangloter dans ton oreiller comme une adolescente après son premier chagrin d’amour.

— Tu as eu beau flirter sans vergogne avec lui, Henry était mon galant, pas le tien. J’avais bien le droit de le pleurer.

Sur quoi elle planta son regard noir dans celui de Nell. Mais bientôt elle céda, et ses airs furibonds se résolurent dans un sourire.

— Il était beau, n’est-ce pas ?

— Pour sûr ! sourit Nell à son tour. Et intelligent, avec ça. Sans lui, on n’aurait pas réussi la moitié de ce qu’on a réussi.

Les deux femmes s’abîmèrent dans un silence complice, tandis que les bruits de la fête refluaient pour laisser place aux souvenirs. Henry Carlton avait insufflé à leur vie de jeunes veuves une chaleur nouvelle ; il continuait de beaucoup leur manquer. Son amitié et ses conseils s’étaient révélés inestimables ; les mérinos qu’il avait fait tout exprès venir d’Afrique du Sud avaient permis aux deux amies de préserver la qualité de leur bétail au terme de l’atroce sécheresse qui avait réduit d’autres éleveurs à la misère.

— Je me dis quelquefois que nous avons vécu trop longtemps, soupira Alice.

— Foutaises, lâcha Nell. Comment quelqu’un pourrait-il vivre trop longtemps ?

— Nous sommes presque les dernières de notre génération. Chaque année, nous apprenons de nouveaux décès. Je trouve cela injuste.

Nell en avait assez. Agrippant les bras de son fauteuil, elle se remit debout.

— Eh bien moi, je n’ai pas prévu de casser ma pipe de sitôt, cracha-t-elle. Reste assise avec ton malheur sur les genoux si ça te fait plaisir, mais moi, tant que j’aurai un brin de souffle dans les poumons, je tâcherai d’en profiter.

Elle toqua contre la table pour attirer l’attention des convives.

— Et maintenant, lança-t-elle, musique ! J’ai envie de danser.

— Ne sois pas grotesque, mère, aboya Walter. C’est indigne d’une femme de ton âge et ton cœur n’y résisterait peut-être pas.

Elle fusilla son fils du regard. Il commençait à devenir prétentieux ; Nell ne résista pas au plaisir de lui river son clou.

— Indigne ou pas, j’ai le palpitant qui pète de santé, mais un peu d’exercice lui fera le plus grand bien. Ça ne te tuerait pas non plus, ajouta-t-elle en posant un œil réprobateur sur le ventre de Walter.

Elle se tourna vers le neveu de Niall, un charmant jeune homme d’une quinzaine d’années aux yeux bleus et aux cheveux bouclés d’un noir de jais.

— Qu’est-ce que tu en dis, Finn ?

Finnbar Cleary prit la main de Nell, puis esquissa une révérence en réprimant un fou rire.

— Je serais ravi de danser avec la reine du jour, et j’ai idée qu’une valse ferait parfaitement l’affaire. En Europe, on en est fou.

Aussitôt on s’empara des violons, des cornemuses, ainsi que du large tambour plat qui allait résonner grâce à une baguette en forme d’os.

— Mère ! Je l’interdis !

Walter arborait un visage cramoisi.

— Tu peux bien interdire ce qui te plaira, je suis assez grande pour agir à ma guise.

Nell adressa un clin d’œil à Finn avant qu’il l’enlace.

— T’occupe pas de lui, souffla-t-elle. Walter a toujours eu un parapluie dans le derrière.

Elle n’avait pas dansé depuis des lustres. Le bras robuste du garçon autour de sa taille, sa main chaude enserrant ses doigts lui firent oublier les désagréments de l’âge ; tandis que l’adolescent la guidait, elle huma le parfum de sa chemise fraîchement lavée et sentit renaître sa jeunesse.

Sur fond lancinant de cornemuses, les violons jouaient leur mélodie, cependant que le tambour parlait aux pieds comme au cœur des danseurs, si bien que c’est une Nell étourdie et hors d’haleine qui acheva sa valse. Elle laissa Finn la raccompagner jusqu’à son fauteuil, où elle s’apaisa contre les coussins.

— Je me suis drôlement amusée, haleta-t-elle en éventant son visage en feu.

— Tout le plaisir était pour moi.

Le garçon s’inclina de nouveau, et une mèche de cheveux noirs lui tomba sur les yeux. Il la rejeta en arrière et adressa un clin d’œil à la vieille dame avant de se joindre à une gigue endiablée.

— Il peut s’estimer heureux que tu n’aies pas succombé à une crise cardiaque, maugréa Alice.

— Au moins, je lui ai donné sa chance, répliqua son amie, qui tentait toujours de reprendre son souffle. Tu aurais pu y aller aussi.

— J’ai plus de bon sens que toi, commenta Alice en serrant plus fort son châle autour de ses maigres épaules. Jamais je n’irais me ridiculiser en compagnie d’un gosse qui pourrait être mon petit-fils.

— Dans ce cas, je me réjouis qu’il ne t’ait pas invitée.

— Je suis trop vieille pour ces bêtises, insista Alice, dont les traits s’adoucirent néanmoins en regardant Finn entraîner la petite Ruby dans une polka rapide ; il l’avait prise dans ses bras. Mais je t’accorde qu’il s’agit d’un garçon charmant.

— Il ressemble beaucoup à Billy, soupira Nell, même s’ils ne sont pas de la même famille. Jusqu’à la manière dont ses cheveux lui tombent dans les yeux.

Alice avala sans mot dire quelques gorgées de citronnade. Du bout du pied, elle battait la cadence. Elle suivit un moment les danseurs du regard, avant de se tourner vers son amie.

— Je suis contente que ta fête t’ait plu. J’envie beaucoup ton énergie, tu sais. Pour être honnête, j’aurais adoré danser.

Elle sourit puis se leva et, le visage empreint de douceur, vint piquer un baiser affectueux sur la joue de Nell.

— Joyeux anniversaire.

— Où as-tu l’intention d’aller ? La soirée n’est pas terminée.

Alice lui tapota l’épaule.

— Je suis fatiguée. Je vais me coucher. Je viens de passer une journée délicieuse. Une merveilleuse journée.

Nell fut tentée de la suivre pour s’assurer qu’elle trouverait son chemin dans la pénombre, mais elle se ravisa : sa vieille amie connaissait les lieux aussi bien qu’elle, et elle avait besoin de calme au terme de ces longues heures harassantes. Elle la regarda se perdre peu à peu dans les ténèbres qui s’épaississaient, puis reporta son attention sur les convives. Ils commençaient à chahuter sérieusement, galvanisés par les formidables quantités de bière et de rhum qu’ils avaient ingurgitées ; ils tournoyaient, trébuchaient sur l’herbe – l’alcool émoussait leurs talents de danseurs. Walter lui-même avait tombé la veste et tapait des mains en mesure.

Peu après, Ruby vint se caler contre sa cuisse.

— Je suis fatiguée, mamie. Raconte-moi une histoire.

Nell la hissa sur ses genoux. L’enfant avait les cheveux en bataille, les rubans qui les ornaient tout à l’heure s’étaient volatilisés depuis longtemps ; elle avait la bouche et les doigts tout poisseux de gâteau. Sa grand-mère sourit en la serrant contre sa poitrine.

— Il y a très, très longtemps, commença-t-elle lentement, quand j’étais plus jeune que ta maman ne l’est aujourd’hui, il m’est arrivé une sacrée aventure. J’ai grimpé à bord d’un grand bateau qui possédait tout un tas de mâts en haut desquels les marins se hissaient comme on le voit faire ici aux opossums dans les arbres. Ce navire, je l’ai pris en Angleterre, et il m’a amenée sur cette terre où aucun Blanc n’avait encore vécu. C’était une contrée effrayante à l’époque, toute pleine d’arbres et de drôles de bestioles, toute pleine d’hommes noirs qui nous jetaient des lances. Il n’y avait pas encore de maisons, et on a dû défricher le sol avant de pouvoir le cultiver.

Nell plaça la fillette dans une position plus confortable.

— Seulement, reprit-elle, aucun d’entre nous ne savait comment­ on faisait pousser le blé. Résultat, au bout de deux ans, on crevait tous de faim. Billy s’occupait des entrepôts du gouvernement, mais rien n’y faisait, il a fallu se dépatouiller avec les animaux qu’on attrapait et les fruits ou les légumes qu’on dénichait ici et là.

— Parle-moi de papi Billy, demanda l’enfant, qui suçait son pouce.

— Billy, il était beau et grand, murmura Nell. Avec une étincelle dans le regard et un bras assez costaud pour me guider n’importe où.

Sa voix se faisait de plus en plus douce, chargée d’amour à mesure qu’affluaient les souvenirs douloureux.

— Comme Finn, observa la fillette. Quand je serai grande, je me marierai avec lui. Alors, on sera tout pareils à papi et toi.

La vieille dame sourit. Ce n’était pas la première fois que Ruby lui avouait son amour pour l’adolescent.

— Ce serait épatant, commenta Nell. Mais moi, j’étais en train de te causer de Billy. Il m’a sauvé la vie pendant l’horrible bagarre qui a éclaté sur la plage, le jour où moi et les autres femmes on a débarqué. Après ça, on est restés ensemble pendant de nombreuses années. Oncle Jack et lui ont bâti la ferme des Gratteurs de lune, et c’est ici que ta maman est née.

— Elle dort, lui chuchota Amy en embrassant sa mère sur la joue. Je vais la mettre au lit.

Nell effleura le visage de la jeune femme et sourit.

— C’est contagieux. Je crois bien que je vais y aller aussi.

Amy prit l’enfant dans ses bras et la cala contre sa hanche, la chevelure de la mère et de la fille s’entremêlant, luisant à la lueur des chandelles.

— Reste ici. Je vais revenir te chercher une fois que je l’aurai couchée.

— Pas la peine, je connais le chemin.

Nell embrassa Amy, caressa la joue veloutée de sa Ruby adorée et sourit à son tour.

— Merci pour la fête. Je m’en suis payé une sacrée tranche.

Sa fille pouffa en lorgnant Niall, qui divertissait les invités en entonnant une chanson irlandaise.

— Il y en a qui auront mal aux cheveux demain matin, mais tu as raison, c’était une belle journée.

Nell prit appui sur le bras qu’Amy lui présentait pour s’extirper de son fauteuil. Tandis que celle-ci se dirigeait vers la maison avec Ruby, la vieille dame s’attarda un instant sur les convives avant de se détourner. Les fêtards ne flanchaient manifestement pas ; quant à elle, la maisonnette au bord de la rivière et son lit douillet l’attendaient.

Les clameurs résonnaient dans le silence. Comme Nell s’engageait d’un pas lourd le long de la berge, elles s’atténuèrent peu à peu. Même au bout de toutes ces années, elle s’étonnait toujours d’avoir abandonné la ferme et le lit qu’elle partageait avec Billy. Elle s’immobilisa un moment pour reprendre haleine, contemplant le reflet de la lune dans l’eau. Un reflet pareil à celui qui avait inspiré à Billy le nom de leur ferme, les Gratteurs de lune. Elle sourit au souvenir de son ancien contrebandier de mari évoquant, l’hilarité contagieuse, l’astuce dont il faisait preuve à l’époque de ses frasques de jeune homme.

— Oh Billy, murmura-t-elle. Ce que tu peux me manquer…

Un bruissement dans les buissons la fit sursauter.

— Qui est là ? lança-t-elle d’une voix étranglée.

— Bindi, patronne.

L’Aborigène émergea de l’ombre. Sa chevelure argentée étincelait dans le clair de lune.

— Dieu du Ciel ! Qu’est-ce que tu fiches à rôder dans le coin ? Tu m’as flanqué une trouille bleue.

Des rides creusaient le large front de Bindi, on pouvait lire de la confusion dans ses yeux d’ambre.

— Bindi va accompagner patronne. Bindi va la conduire jusqu’à son gunyah3. Comme ça, pas de danger. Pas de danger.

— Inutile, Bindi, je te remercie. Dieu seul sait combien de fois je l’ai parcouru, ce chemin-là.

Elle sourit, regrettant de l’avoir rabroué. Elle le connaissait depuis sa naissance. Il faisait partie des Gratteurs de lune au même titre qu’elle.

— Retourne à la fête. Et ne parle plus des chants à Ruby. Ça la perturbe. Elle comprend pas.

Le regard d’ambre l’hypnotisait.

— Patronne comprend.

Sur ce, il hocha la tête comme pour entériner son affirmation avant de se fondre dans les ténèbres.

Le cœur de Nell battait trop vite, son souffle s’était fait trop court. L’indigène l’avait terrorisée. Et puis, crénom de nom, pourquoi lui gâcher ainsi la fête en la dévisageant de cette façon ? Elle frissonna, imputant son tremblement à la fraîcheur soudaine de la brise venue avec la nuit, tandis qu’elle reprenait sa route. Elle s’en voulait de se laisser impressionner si aisément. Elle en voulait à Bindi de parler à tort et à travers. Les Aborigènes pensaient que la mort s’annonçait par un chant entonné par les Esprits ancestraux. D’aucuns jugeaient cela romantique mais, à l’âge qu’elle avait atteint, cette croyance troublait Nell, en sorte que, même si elle ne gobait pas un traître mot de ces élucubrations, elle se surprit à tendre l’oreille, au cas où les âmes défuntes auraient murmuré dans l’obscurité.

Comme elle s’y attendait, la lanterne ne brûlait pas pour l’aider à gravir les petites marches du seuil mais, alors qu’elle se hissait sur la véranda, elle aperçut Alice, installée dans son fauteuil. Elle s’immobilisa pour reprendre haleine.

— Tu n’avais pas dit que tu allais te coucher ?

Pas de réponse.

— Allons, Alice, tu vas quand même pas passer la nuit ici. Tu vas prendre froid.

À l’instant où elle saisit la main de son amie, elle poussa un cri aigu, chargé de détresse, et se laissa tomber dans l’autre fauteuil. Alice dormait d’un sommeil dont elle ne se réveillerait pas.

Le cœur de Nell battait la chamade. Elle ne lâchait plus les doigts sans vie d’Alice. Elle tentait d’accepter ce qui venait de se produire.

— Tu le savais, n’est-ce pas ? chuchota-t-elle. Bindi le savait aussi. Tout ce que tu m’as raconté tout à l’heure, les souvenirs qu’on a évoqués. Tu étais en train de me dire adieu.

Des larmes ruisselaient sur ses joues sans qu’elle s’en souciât. Elle leva la tête et cligna des yeux en direction de la lune, qui flottait à présent très haut dans un océan d’étoiles.

— Alice, sanglota-t-elle. Avec qui je vais bien pouvoir me disputer, désormais ?

Serrant toujours les doigts de son amie entre les siens, elle perdit bientôt toute notion du temps. La lune, peu à peu, parcourut le firmament. Son cœur battait à tout rompre, le souffle continuait de lui manquer ; elle peinait à se remettre du trajet qu’elle venait d’effectuer et de la peur que Bindi lui avait causée. Alice et elle vivaient ensemble depuis tant d’années. Elles se querellaient et jubilaient tour à tour comme un vieux couple – jamais l’amour ni le respect qu’elles éprouvaient l’une pour l’autre ne s’étaient démentis, même aux jours les plus sombres de leur existence. Elles avaient vécu ensemble, travaillé ensemble. Elles ne faisaient qu’une. Alice se montrait injuste en s’éclipsant de la sorte, l’abandonnant à cet affreux silence. À ce grand vide.

La lune continua son chemin et les larmes de Nell finirent par sécher ; c’est alors qu’elle crut entendre un chant, une faible mélodie portée par la brise nocturne. Ce chant était très beau, et la vieille dame sentit tout à coup une immense quiétude l’envahir : on l’appelait, on l’invitait à rentrer chez elle.

— Jack est avec toi, hein, Alice ? Vois-tu aussi mon Billy ?

— Je suis là, chérie.

La voix paisible émergea des ténèbres. L’homme apparut dans une flaque de lune. Ses cheveux sombres lui tombaient dans les yeux. Il sourit de ce lent et doux sourire que Nell n’avait jamais oublié.

— Tu n’imaginais quand même pas que j’allais te laisser toute seule ?

— Billy… soupira-t-elle en prenant les deux mains que son époux tendait vers elle.

— Viens, Nell. C’est l’heure.

Elle jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule, en direction des Gratteurs de lune, où dormaient les membres de sa famille.

— Nous veillerons sur eux ensemble, la rassura Billy en l’attirant à lui. Je sais que tu tiens à prendre soin de la petite Ruby.

Lorsqu’elle plongea son regard dans celui de son mari, elle éprouva une joie plus pure que toutes les joies imaginables puis, tandis qu’il l’entraînait vers l’aveuglant éclat, elle le suivit d’un pas léger de jeune femme amoureuse.

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1. Autre nom du cacatoès rosalbin. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

2. Autre nom du martin-pêcheur géant.

3. Petit abri constitué d’herbes, d’écorce et de branches d’eucalyptus.