Quatre maisons fleuries d'orchis jusque sous les tuiles émergent de blés drus et hauts.
C'est entre les collines, là où la chair de la terre se plie en bourrelets gras.
Le sainfoin fleuri saigne dessous les oliviers. Les avettes dansent autour des bouleaux gluants de sève douce.
Le surplus d'une fontaine chante en deux sources. Elles tombent du roc et le vent les éparpille. Elles pantèlent sous l'herbe, puis s'unissent et coulent ensemble sur un lit de jonc.
Le vent bourdonne dans les platanes.
Ce sont les Bastides Blanches.
Un débris de hameau, à mi-chemin entre la plaine où ronfle la vie tumultueuse des batteuses à vapeur et le grand désert lavandier, le pays du vent, à l'ombre froide des monts de Lure.



La terre du vent.
La terre aussi de la sauvagine : la couleuvre émerge de la touffe d'aspic, l'esquirol, à l'abri de sa queue en panache, court, un gland dans la main ; la belette darde son museau dans le vent ; une goutte de sang brille au bout de sa moustache; le renard lit dans l'herbe l'itinéraire des perdrix.
La laie gronde sous les genévriers ; les sangliots, la bouche pleine de lait, pointent l'oreille vers les grands arbres qui gesticulent.
Puis, le vent dépasse les arbres, le silence apaise les feuillages, du museau grognon ils cherchent les tétines.


La sauvagine et les gens des Bastides se rencontrent sur la source, cette eau qui coule du rocher, si douce aux langues et aux poils.
Dès la nuit, c'est dans la lande, la reptation, patte pelue, vers la chanteuse et la fraîche.
Et, de jour aussi, quand la soif est trop dure.
Le sanglier solitaire hume vers les fermes.
Il connaît l'heure de la sieste.
Il trotte un grand détour sous les frondaisons, puis de la corne la plus rapprochée, il s'élance.
Le voilà. Il se vautre sur l'eau. La boue est contre son ventre.
La fraîcheur le traverse d'outre en outre, de son ventre à son échine.
Il mord la source.
Contre sa peau ballotte la douce fraîcheur de l'eau.

Mais, d'un coup, il s'arrache aux délices et galope vers le bois.
Il a entendu grincer le volet de la ferme.
Il sait que le volet grince quand on l'ouvre avec précaution.
Jaume tire au jugé son coup de chevrotines.
Une feuille de tilleul tombe.
– Sur quoi tu as tiré ?
– Sur le sanglier. Vois-le, là-bas, l'enfant de pute.
Lure, calme, bleue, domine le pays, bouchant l'ouest de son grand corps de montagne insensible.
Des vautours gris la hantent.
Ils tournent tout le jour dans l'eau du ciel, pareils à des feuilles de sauge.
Des fois, ils partent pour des voyages.
D'autres fois, ils dorment, étalés sur la force plate du vent.
Puis, Lure monte entre la terre et le soleil, et, c'est, bien en avant de la nuit, son ombre qui fait la nuit aux Bastides.



Il y a deux ménages, dans ces quatre maisons.
Celui de Gondran, le Médéric; il s'est marié avec Marguerite Ricard. Son beau-père vit avec eux.
Celui d'Aphrodis Arbaud qui s'est marié avec une de Pertuis.
Ils ont deux demoisellettes de trois et cinq ans.
Puis il y a :
César Maurras, sa mère, leur petit valet de l'assistance publique,
Alexandre Jaume qui vit avec sa fille Ulalie, et puis, Gagou.
Ils sont donc douze, plus Gagou qui fait le mauvais compte.
Les maisons encadrent une petite place de terre battue, aire commune, et jeu de boules.
Le lavoir est sous le grand chêne.
On rince le linge dans un sarcophage de grès, taillé intérieurement à la ressemblance d'un homme maillot-té.
Le creux du cadavre est rempli d'une eau verte, moirée, et qui frissonne, égratignée d'insectes aquatiques.
Les bords de ce lourd tombeau sont ornés de femmes qui se flagellent avec des branches de laurier.
C'est Aphrodis Arbaud qui a déterré cette vieille pierre en arrachant un olivier.


A la ressemblance des hommes les maisons.
Une vigne vierge embroussaille celle de Jaume et imite dessus la porte la longue moustache de Gaulois qui pend sur la bouche du propriétaire.
Et toutes comme cela.
Celle d'Arbaud, pomponnée et peinte à l'ocre deux fois l'an, celle de Gondran, celle de Maurras, et celle de Gagou.
Ah, celle de Gagou a la ressemblance de l'homme aussi.


Celui-là est arrivé aux Bastides il y a trois ans, un soir d'été comme on finissait de vanner le blé au vent de nuit.
Une ficelle serrait ses brailles; il n'avait pas de chemise.
La lèvre pendante, l'œil mort, mais bleu, bleu... deux grosses dents sortaient de sa bouche.
Il bavait.
On l'interrogea; il répondit seulement : Ga, gou, ga, gou, sur deux tons, comme une bête.
Puis il dansa, à la manière des marmottes, en balançant ses mains pendantes.
Un simple.
Il eut la soupe et la paille.


Les Bastides, autrefois, ç'avait été un bourg, dans le temps, quand les seigneurs d'Aix aimaient à respirer le rude air des collines.