I
LE TEMPS D'AVANT
« Quelque chose qui ressemblait à une tragédie tranquille. »
Georges Perec
1
Depuis le départ de Justine, je m'endormais le soir avec une bouillotte. Je la posais sur mes côtes, à même la peau, vers la gauche, à l'endroit du cœur. Et je parlais. Un monologue d'idioties lues dans le journal ou entendues à la radio et qui me revenaient par flashs. Météo, un ministre arrêté, un artiste soudain affecté par une guerre lointaine... En fait, j'avais besoin de prononcer des mots, qu'il y ait du son dans cette chambre de la nuit, en plus de la chaleur. Ce n'était pas grand-chose, mais les absences favorisent la résurrection de certains objets et souvent je riais en imaginant la tête qu'aurait faite Justine, ou une autre, voyant un ex-amant parler à une bouillotte de compagnie.
Alex, un chauffeur de taxi camerounais avec qui j'avais lié connaissance, me l'avait affirmé : « C'est la chaleur qui manque le plus ici, pour des gens comme nous. Personne ne le sait, avait-il ajouté, mais on a une peau ultra-sensible ! Les gens croient que le Noir résiste à tout à cause de l'ébène, mais l'indifférence et le soleil sont nos vrais ennemis, et nous, à part présenter nos papiers d'identité, on a aucun signe de souffrance extérieur. »
Parfois, je faisais glisser la bouillotte à la place de Justine et je fermais les yeux. J'étendais la jambe vers elle, je l'effleurais du bout du pouce et sentais une cuisse, un mollet, un morceau de corps d'une Justine endormie. C'est bon l'imagination, et les hommes sont vernis d'avoir autant de vides à remplir dans leur solitude. Je me disais que c'était une chance inouïe que d'avoir toutes ces parties de corps de femmes à pouvoir imaginer pendant les trous noirs de l'existence. Dix doigts de pieds, l'attache du talon, un mollet, la pliure du genou, la cuisse, l'entrecuisse, les fesses, les fossettes des fesses, le nombril, les hanches, les seins, les mamelons, les aréoles, les épaules, les aisselles, les mains, les doigts, le cou, la nuque, le duvet, la bouche, les oreilles, les lobes, l'angle du maxillaire, les joues, les cils, les cheveux... Tant de morceaux de corps imitant si bien le paradis.
Un jour, à la place de Justine, j'ai glissé un ordinateur portable dans mon lit. Ça chauffe bien les petits Powerbook qui ont travaillé toute la soirée à cause des poèmes et des graphiques de gestion. J'avais calculé ce soir-là le remboursement d'un emprunt sur quinze ans, les intérêts, les mensualités puis, pour finir en beauté, j'avais improvisé un hymne grandiose aux galaxies et aux naines bleues qui meurent dans l'univers en pleine indifférence.
2
Landsdorff, mon éditeur, me dit, c'est bon un chagrin d'amour, écris, invente, souviens-toi, profite des malheurs de ta vie pour remplir des pages, n'hésite pas, cajole tes larmes, exhibe-toi, tu as toujours écrit sur les jeunes couples urbains ou les vieux écrivains d'Europe centrale, parle de toi à présent, prends le je comme un scalpel et va triturer derrière tes paravents tout ce que tu n'as pas osé dévoiler, c'est ça aussi la littérature, des tremblements, du silence, l'attente d'une sonnerie de téléphone, le Lexomil, les crampes à l'estomac, une vie qui se détruit...
Moi, je ne disais rien, pour une fois qu'il parlait, je profitais. Je pensais déjà à la clinique du docteur Ferguson où on accueille les types de mon genre qui bégaient avec leur histoire et qui adorent être sous perfusion. Je dis à Landsdorff que je ne savais pas écrire avec le malheur, que j'avais tout le temps envie de vomir et que ça empêchait les mots. Que j'avais besoin d'un minimum de sécurité!
« Tu veux combien pour être tranquille, me dit Landsdorff.
- Je voulais dire, de l'affection, du plaisir...
- Mais tu l'as, je suis auprès de toi, embrasse-moi, maintenant, là si tu le désires. Ou tu veux que ce soit moi qui t'embrasse? »
J'étais un peu étonné. D'habitude il aimait parler contrat et prix littéraires. A la rigueur, littérature, mais jamais nos échanges charnels n'avaient dépassé la poignée de main. Je ne savais pas s'il se moquait ou s'il s'était remis à boire. Peut-être était-il bouleversé par l'intrusion du CD-Rom dans le monde de l'édition et confondait déjà un téléfilm avec un roman.
« Tiens, je t'ai trouvé un titre, reprit-il en revenant à l'assaut : Le prochain amour, tu parles de tes petites crampes à l'estomac, tu en as des crampes à l'estomac? Et en même temps tu délires sur une femme à venir, un idéal, la fille qui te prendrait dans ses bras, avec qui tu roulerais en Aston Martin sur une plage d'Irlande et qui te ferait oublier Justine qui, entre nous, n'était pas... Bref, le malheur présent et l'avenir radieux avec ton rêve de toujours. Tu as bien une femme idéale?