I.

L’ENFANCE AU PALAIS

Je suis l’héritier de deux grands pays et de deux illustres familles. Ma mère, Lamia el-Solh, est la fille d’une figure du panarabisme, Riyad el-Solh, fondateur d’un État multiconfessionnel et l’un des architectes de l’indépendance du Liban. Son rôle fut tel que Patrick Seale a sous-titré son ouvrage La Lutte pour l’indépendance arabe, publié en 2010, Riad el-Solh et la naissance du Moyen-Orient moderne. Mon grand-père maternel était en effet à l’origine du « pacte national », qui a consacré le partage du pouvoir entre les différentes communautés du Liban, l’embryon d’un monde arabe affranchi de toute tutelle aux yeux de mon aïeul.

Né en 1894, juriste de formation, Riyad el-Solh s’investit très tôt dans le combat nationaliste. Il se bat contre la présence ottomane, puis contre l’occupation coloniale française. Il est emprisonné par les Turcs à dix-huit ans, puis condamné à mort par contumace par les Français, qui voient en lui un « turbulent agitateur », voire, selon les mots du général Gouraud, l’« auteur de la conspiration » visant à faire du Liban le noyau d’un empire arabe. À la faveur de la redistribution des cartes au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Liban devient indépendant et Riyad el-Solh est choisi comme Premier ministre. Il participe à ce titre à la construction politique du pays. Il collabore à l’élaboration et à la mise en œuvre de la première Constitution du Liban, qui institue un partage des pouvoirs entre les musulmans sunnites et chiites, d’un côté, et, de l’autre, les chrétiens maronites. Avec le président Bechara el-Khoury, il conçoit le « pacte national » qui détermine l’équilibre et les grandes orientations du Liban indépendant. Pour prix de cet idéal, il est assassiné à Amman en juillet 1951 à l’instigation du colonisateur britannique ou, c’est l’autre thèse, par un nationaliste arabe proche de la Syrie. Né quinze ans après la mort de mon grand-père maternel, je ne l’ai pas connu.

La famille el-Solh – sulh, en arabe, veut dire « faire la paix, réconcilier » – était une émanation de la grande bourgeoisie ottomane du Moyen-Orient, alors qu’il n’y avait pas encore de bourgeoisie dans la plupart des autres pays de la région. C’est une famille influente, forte de ses racines au Liban, pays auquel elle a donné cinq Premiers ministres, et de ses ramifications dans le Golfe. Il y a notamment de vieilles relations entre les el-Solh et les al-Saoud, fruit d’alliances entre familles régnantes ou puissantes. L’une de mes tantes a épousé un fils du roi Abdelaziz al-Saoud.

Riyad el-Solh a eu cinq filles. L’aînée, qui est décédée en 2007, s’appelait Alia. Journaliste engagée, elle était connue pour ses articles enflammés sur les questions arabes, souvent hostiles à la Syrie, et sur la condition de la femme arabe. Elle fut mariée un temps à Nasser Nachachibi, un écrivain palestinien militant, un homme brillant. Ensuite vient Lamia, ma mère. Puis Mouna, dont le mari, le prince Talal ibn Abdelaziz d’Arabie Saoudite, a longtemps défrayé la chronique politique par ses prises de position libérales – ce qui n’était pas évident dans le contexte saoudien. Mouna est la mère d’un magnat de la haute finance internationale, Walid ibn Talal. Pour sa part, Bahija, la quatrième fille, a épousé un chiite libanais de Saïda. Leila, la benjamine, a également épousé un chiite libanais, de la famille Hamadé.

La mère des cinq filles de Riyad el-Solh était d’origine syrienne, d’une famille de renom originaire d’Alep, les Jabri. L’une des cousines maternelles de ma mère a épousé le général Mustapha Tlas, longtemps ministre syrien de la Défense et, à ce titre, un pilier du régime de Hafez el-Assad.

Ma mère et ses sœurs ont été éduquées dans l’ombre de leur père. Un frère aîné étant mort très jeune, l’absence d’hommes a beaucoup marqué cette famille. La seule présence masculine, qui faisait figure d’oncle, était un cousin germain très proche de Riyad, Takieddine el-Solh. Conseiller de Riyad jusqu’à son assassinat, député, ministre, il sera chef du gouvernement de 1973 à 1974. Il considérait mes tantes comme ses propres filles. Le signe de reconnaissance de la famille était le tarbouche turc avec le pompon incliné vers la droite. Les cinq filles ont été élevées de manière traditionnelle mais « à la libanaise », c’est-à-dire dans une grande ouverture d’esprit. Elles ont pu faire des études : Alia a étudié au St Antony’s College d’Oxford, ma mère à la Sorbonne. Elles étaient très fières de leur identité libanaise, se considérant comme des républicaines arabes. À la mort de son mari, ma grand-mère a tenté l’impossible pour protéger ses filles. Elle s’est même convertie au chiisme pour sanctuariser leur héritage, puisque, chez les sunnites, en l’absence de garçon, les filles sont tenues de partager la succession avec leurs oncles.

En 1957, mes parents se rencontrent lors d’une soirée à Paris, alors que mon père, Moulay Abdallah, le frère du futur roi Hassan II, passe son bac dans la capitale française, dans une école privée (il obtiendra ensuite une licence de droit, en Suisse). Ma mère est inscrite à la Sorbonne. Ils se fréquentent, mais les fiançailles tardent. Les choses se précisent quand Moulay Abdallah accompagne son père, Mohammed V, lors d’un voyage officiel au Liban. Le roi consent alors à cette union bien que Lamia, n’étant pas marocaine, échappe à son emprise. C’est une aventure risquée pour la dynastie mais Mohammed V ne sait rien refuser à son fils. Il accepte le pari.

Moulay Abdallah est né en mai 1935. Jeune, il passait pour l’enfant préféré de son père, qui l’appelait Sid el Aziz – « le maître chéri » – cependant que Moulay Hassan, le prince héritier, était appelé Sid Sghir, « le jeune maître ». Mon père était un garçon décrit comme charmant, attachant, intelligent mais fragile. À sept ans, atteint de tuberculose, il a dû partir se faire soigner pendant de longs mois à Fès. Moulay Hassan était plus fruste mais, aussi, plus robuste et plus dur. Dans la famille, on dit que Mohammed V, sachant que Moulay Abdallah ne serait pas roi, l’a beaucoup gâté, créant de ce fait une disparité affective entre ses deux fils. Par la suite, ce clivage a perduré entre les deux frères : Moulay Abdallah était le fils chéri du roi, tandis que Moulay Hassan était son successeur et son lieutenant. Mon père sortait, nageait, skiait, jouait au foot pendant que Hassan devait se préparer à régner. Malgré tout, il y avait une grande complicité entre les jeunes princes. Mon père nourrissait à l’égard de son aîné affection et admiration.

La version officielle, ad usum populi, de la rencontre de mes parents est celle d’une belle histoire d’amour, d’un conte de fées où la passion l’emporte sur tout. D’un côté, Moulay Abdallah, descendant d’une monarchie presque millénaire ; de l’autre, une fille issue d’une famille républicaine, éduquée à l’occidentale, portant bien avant tout le monde la robe et non plus le hijab traditionnel (bien que la princesse Lalla Aïcha, l’une des filles de Mohammed V, ait ôté, elle aussi, le voile en public à la même époque pour donner l’exemple). Cette version d’une rencontre merveilleuse entre le Mashrek et le Maghreb est toutefois un peu romancée. La réalité, c’est que mon père a déjà besoin d’un ballon d’oxygène : pour pouvoir respirer, il ressent la nécessité d’une bouffée d’air frais en dehors du système marocain. C’est une question de survie. Pressent-il déjà qu’après la mort de son père, la vie deviendra impossible pour lui dans le makhzen ? Le fait est qu’il cherche, inconsciemment peut-être, des réseaux extérieurs qui lui offrent un sanctuaire, un refuge. In fine, assez paradoxalement, cela va plutôt jouer en faveur de Hassan II puisque, au cours de son règne, il bénéficiera de ces réseaux. Quand mon père devient, au début des années 1970, « représentant personnel » de Hassan II, il mettra en effet tous ses contacts, au Liban et dans le Golfe, à la disposition du roi.

Au moment de sa rencontre avec ma mère, mon père a toujours de bonnes relations avec son frère. Cependant, dans ses grands moments de détresse, il m’a raconté avoir été le témoin impuissant de la dégradation des relations entre Mohammed V et Moulay Hassan. Le prince héritier est agressif, revendiquant des pouvoirs élargis. De son côté, Mohammed V se plaint du fait que son successeur désigné prenne trop d’initiatives, brûle les étapes – même si, de fait, la dureté du prince héritier sert souvent la monarchie. Il y a entre le père et le fils de fréquents éclats de voix. Mon père pressent les crises à venir : la dureté avec laquelle Hassan II gérera le Mouvement national, qui a mené notre pays à l’indépendance, le rapprochement avec l’Occident – la France et l’Amérique – alors que le Maroc s’inscrivait dans le mouvement non aligné, tiers-mondiste…

Ces enjeux sont au cœur de « l’alliance du Peuple et du Trône », soit le pacte du pouvoir. En fait, deux pactes coexistent à cette époque : l’un a été conclu avec le Mouvement national ; l’autre, plus vaste, englobe le premier mais engage la société marocaine dans son ensemble. Ce dernier pacte fait du roi le ciment de la nation, le représentant sinon, en tant que Commandeur des croyants, le corps mystique du peuple. À charge pour le monarque de veiller à ce que l’on appellerait de nos jours la « bonne gouvernance » et qui, au Maroc, ne saurait se concevoir en désaccord avec l’islam.

 

Comment est-on passé d’un Mohammed V déporté, que les Marocains croyaient voir dans la lune tant ils désiraient son retour d’exil, à un Mohammed V en djellaba traditionnelle reniant à la fois cette aspiration populaire et le Mouvement national ? Sans doute, le roi s’est-il persuadé que c’était là le prix à payer pour conserver son trône. Cette conviction n’est pas née du jour au lendemain. Elle s’est forgée graduellement. Le roi a intégré certains membres du Mouvement national dans l’armée ; parallèlement, il a ordonné des vagues d’arrestations ; sur la scène internationale, il a adouci sa ligne tiers-mondiste par un rapprochement avec la France et l’Occident en général. Toutefois, ceux qui ont vécu cette époque aux premières loges affirment que l’architecte de cette politique a été, en réalité, le prince héritier. Après avoir maté la révolte du Rif avec le général Oufkir, Moulay Hassan avait en effet pris un certain ascendant sur son père. Nombreux sont ceux qui se disent convaincus que l’équation politique ne se ramenait pas inévitablement à un choix entre le roi et le Mouvement national. À la veille de son opération, laquelle lui sera fatale, Mohammed V aurait d’ailleurs décidé d’accepter le partage du pouvoir avec le Mouvement national, à la seule condition que la pérennité de la monarchie soit garantie en échange. Mais cela est à mettre au conditionnel, pure hypothèse nourrie rétrospectivement. Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Peut-être la survie de la monarchie au-delà de Mohammed V n’a-t-elle été qu’un accident de l’histoire.

Une chose est certaine : après la mort inattendue de son père, Hassan II a dû reconquérir le trône. Il s’est davantage vu comme un pionnier qu’un héritier. Il a aussi été le premier roi véritablement à cheval entre la culture arabe et la culture occidentale. Auparavant, le souverain importait quelques éléments de la culture occidentale en les intégrant à la culture marocaine. Mohammed V s’est rasé la barbe, il a demandé à sa fille Lalla Aïcha d’ôter le voile à dix-sept ans, en avril 1947. Mais c’étaient des « gestes » dans un contexte qui restait, sans équivoque, marocain. Hassan II, au contraire, a opéré une fusion entre les deux cultures, ce qui n’a pas été sans poser quelques problèmes. Ainsi, sur le plan vestimentaire, Hassan II avait un goût assez particulier, plus Chicago que Savile Row… Il n’était pas non plus sûr dans le choix de ses voitures ou de ses meubles. Il avait un côté « nouveau riche » cherchant à briller. Avec lui, la monarchie en rajoute dans le faste, alors que cela n’avait pas du tout été le cas sous Mohammed V. Sa décision d’être le « Roi soleil », d’occuper tous ses palais, a entraîné la maison royale et, donc, l’État dans un engrenage infernal, des dépenses appelant d’autres dépenses, le faste appelant plus de faste encore. Ce choix du luxe participait de sa quête de reconnaissance et de légitimité.

À la mort de Mohammed V, il y a eu toutes sortes de rumeurs sur les circonstances de son décès, certaines allant jusqu’à impliquer Hassan II dans la disparition de son père. Mais il n’y a jamais eu aucune preuve d’une mort autre qu’accidentelle. Or, on ne bâtit pas l’histoire sur du conditionnel. Cela vaut également pour l’opposant Mehdi Ben Barka, dont certains croient qu’il aurait pu jouer un rôle pour maintenir la cohésion entre le trône, le Mouvement national et le peuple. Incontestablement, Ben Barka était une figure charismatique. Mais je crois que même lui n’en aurait pas été capable.

Toujours est-il qu’après la mort de Mohammed V, de nombreuses personnes ont tenté de disqualifier Hassan II comme digne successeur, voire l’ont diffamé comme un fils illégitime, quand elles n’ont pas essayé de le renverser. Elles l’ont ainsi repoussé dans ses retranchements alors qu’il était justement en quête de légitimité et, disons-le, d’affection. C’était une erreur. Cela l’a incité à devenir très dur, très vite. Et il y avait de quoi : on a quand même attenté à sa vie à deux reprises, une fois pour – il n’y a pas d’autre mot – le « flinguer » pendant sa garden-party d’anniversaire au palais de Skhirat et, la seconde fois, pour le mitrailler en plein vol alors qu’il revenait d’Europe à bord du Boeing royal. Des nationalistes étaient impliqués dans ces deux tentatives de coups d’État, tant en 1971 qu’en 1972. D’où, en réponse, les « années de plomb » – rappeler cet enchaînement ne revient pas à disculper Hassan II de sa responsabilité pour vingt ans d’une effroyable répression. Le roi ne concédera l’« alternance », c’est-à-dire la participation au gouvernement des héritiers du Mouvement national, qu’après avoir épuisé toutes les alternatives : l’état d’exception bien sûr, mais aussi les partis « cocotte-minute », qui servaient de soupapes de sécurité pour éviter que le couvercle ne saute ; les cabinets de technocrates, qui devaient faire croire à une gestion pure de toute compromission politique ; le charcutage électoral ou la carte ethnique dans le jeu royal de la division pour mieux régner… Quand, au soir de son règne, Hassan II est finalement revenu au Mouvement national, en 1998, ce dernier était exsangue. Le roi s’est retrouvé avec un zombie. Aussi faut-il se rendre à l’évidence : parler aujourd’hui du Mouvement national n’a plus guère de sens. Tout au plus est-ce une façon d’en appeler à la nation, au civisme, au sens du sacrifice pour la collectivité, avec le risque que la référence paraisse surannée aux jeunes générations.

Au début de l’année 1961, ma mère arrive au Maroc pour épouser mon père. Mohammed V a demandé au préalable l’accord de ma grand-mère maternelle, en l’absence de mon grand-père décédé. Le roi l’a fait d’abord directement puis, pour respecter les formes, en lui envoyant une délégation de grandes figures du makhzen, parmi lesquelles l’une de ses tantes et l’une de ses cousines, respectivement Lalla Amina et Lalla Fatima Zohra, entourées de dignitaires tels que Fatmi Benslimane, cheikh al Islam Moulay Laarbi el Alaoui, parmi d’autres. Sur ce, le 26 février 1961, Mohammed V succombe à l’intervention chirurgicale banale déjà évoquée. Bien qu’il n’existe pas de règles précises en la matière, il est alors décidé que le mariage de mes parents aurait lieu à l’issue des six mois de deuil, soit en novembre 1961. Mon père, en vérité, n’était pas fâché de pouvoir prolonger un peu son célibat. Le décès du roi ne remet pas en cause le principe d’une union avec une étrangère. Il faut dire qu’il n’était pas si exceptionnel qu’un Alaouite épouse une femme en dehors des cercles convenus et des contrées familières. En fait, nos aïeux étaient allés drainer un patrimoine génétique assez diversifié… On se mariait avec des Africaines, avec des Turques, qu’elles soient esclaves ou pas – je reviendrai plus loin sur le statut des esclaves à la cour royale. Parmi ces « apports », il y eut aussi beaucoup d’Anglaises et d’Irlandaises, qui avaient été volées par des pirates et offertes en cadeau au souverain. Elles ont été occultées dans l’histoire officielle parce qu’il fallait projeter une image d’authenticité culturelle sinon de « pureté raciale ». Je me souviens d’une interview de Hassan II dans le magazine français Point de vue dans laquelle il expliquait, sans citer le nom de mon père, que c’était une erreur de se marier en dehors de son cercle. En revanche, à la naissance de Lalla Soukaïna, la fille de Lalla Meryem et de Fouad Filali qui allait devenir la petite-fille préférée de Hassan II, le roi s’est émerveillé sans aucune gêne des yeux bleus de la nouveau-née. « Elle tient ça de son arrière-grand-mère turque », faisait-il remarquer en rappelant les yeux azur de la mère de Mohammed V. Cela ne manquait pas d’aplomb puisque la mère de Fouad Filali, Anne Filali, était une Italienne aux yeux bleus… Bref, quand il s’agissait d’usurper l’héritage, Hassan II n’avait pas honte du patrimoine génétique assez « mixte » de la famille.

 

Une fois mariés, mes parents s’installent à Rabat, dans l’une des maisons de Mohammed V, construite à l’origine pour loger ses filles. Mais, finalement, il avait préféré installer chacune d’elles dans une maison individuelle et avait conservé pour Moulay Abdallah cette grande demeure, située à cent mètres de chez lui, dans le quartier d’Agdal. Ce qui lui permettait de dîner tous les soirs avec mon père, contrairement à Moulay Hassan, dont la résidence était plus éloignée. Les premières années, cette nouvelle vie a été très dure pour ma mère, qui a dû se faire à l’idée que son mari ne lui appartenait pas : elle avait épousé un prince qui avait des habitudes, un train de vie et des obligations. Officiellement, il était le président du Conseil de régence et, à ce titre, aurait été appelé à gouverner le pays en cas de décès de Hassan II avant l’accession de son fils à la majorité. Mon père n’avait pas d’autres activités politiques, mais il recevait énormément, y compris des membres de l’opposition.

Notre domicile était un espace public. Il y avait fréquemment trente personnes à déjeuner et autant lors de dîners « restreints ». Ma mère ne parvenait guère à préserver des moments d’intimité avec son mari et ses enfants. Les « grandes » soirées rassemblaient facilement dans les trois cents personnes, des intellectuels, des opposants, des artistes, des hommes d’affaires, des militaires… Tous ces invités avaient des requêtes à formuler, qui pour obtenir un passe-droit ou autre privilège, qui pour solliciter un coup de pouce politique. C’était un carrousel de faveurs qui tournait sans relâche.

Notre maison était une réplique en miniature du Palais : les mêmes habitudes y régnaient, même si l’on y ressentait plus d’humanité. Il y avait aussi toutes sortes d’intrigues. À aucun moment Moulay Abdallah n’aurait imaginé couper le cordon ombilical avec le Palais. Hassan II pouvait tirer les ficelles depuis chez lui en sachant que la clochette sonnerait de l’autre côté de la rue, chez nous. Le fait que mon père fût constamment flanqué d’un contingent de gendarmes et de policiers chargés de sa sécurité ne contribuait pas à rendre l’atmosphère très intime.

De surcroît, plusieurs concubines turques offertes par l’empereur ottoman à mon arrière-grand-oncle Moulay Abdelaziz vivaient dans notre propriété. Venues à l’âge de la puberté, jamais sorties du harem, elles passaient le soir de leur vie chez nous et faisaient en quelque sorte partie de la famille. Leur « harem-retraite » était situé dans la maison principale de mon père. Bien sûr, ce n’était plus un harem au sens physique. Mais mon père tenait à veiller au bien-être de ces concubines turques et d’autres femmes liées à Mohammed V ou à ses prédécesseurs. Elles avaient côtoyé les sultans de manière intime – il fallait donc protéger leur honneur. Ce harem avait ses propres domestiques et sa cuisine à part. Les dames ne sortaient que pour aller au Palais, pour y rendre visite à d’autres vieilles dames avec lesquelles elles partageaient les mêmes vieilles histoires. Il était hors de question qu’elles aillent ailleurs. En même temps, elles ne pouvaient recevoir que leurs parents. Le fait de s’occuper de ces femmes participait de la volonté familiale de faire en sorte que « personne ne se perde ». Rester ensemble veut dire que l’on peut se prêter concours et se régénérer ensemble : c’est un rapport de force avec le dehors, le monde par-delà les murs du Palais. En conservant une masse critique, les « gens du Palais » pensaient pouvoir influencer l’extérieur ; de façon plus réaliste, ils se préservaient ainsi d’un mélange qui eût signifié qu’ils se perdaient dans la masse.

Dans mon souvenir, deux femmes du harem étaient vraiment exceptionnelles : Najiba et Haajar. À cette dernière, j’étais affectivement très lié, au point que j’ai donné son nom à l’une de mes filles. Tout petit, j’entrais souvent dans les quartiers des concubines. J’adorais regarder leurs photos, qui les montraient avec le roi ou avec le sultan ottoman. Ces femmes parlaient le turc et l’arabe marocain, le darija. Elles excellaient au piano. Mon père aimait à se mettre avec Haajar au répertoire. Elle jouait, et il chantait. Pour moi, Haajar incarnait le mystère, car elle avait un secret intime. Elle avait été la concubine préférée du roi Moulay Abdelaziz. Pourtant, elle n’avait eu qu’un seul rapport charnel avec lui. Un seul, de toute sa vie ! Le Palais entier savait qu’il s’était passé quelque chose cette nuit-là, car il y avait eu un branle-bas de combat, la garde avait même été appelée. Quant à savoir ce qui s’était exactement passé… Ma mère titillait souvent Haajar pour percer son secret. Mais mon père objectait : « Laisse mon oncle tranquille, il s’agit là de la vie intime des Alaouites. » Haajar n’en a jamais dit mot.

Beaucoup moins discret que Haajar était l’un de nos serviteurs, Ahmed, qui adorait écouter aux portes. Il espionnait mon père, que celui-ci soit avec un ami ou avec un chef d’État étranger… Un jour, mon père a brusquement ouvert la porte, et Ahmed est tombé à la renverse dans la pièce, comme dans un film comique. Très irritée, ma mère a demandé son renvoi. Mais mon père utilisait l’espion pour organiser des fuites. Quand il voulait que Hassan II soit informé de quelque chose, il suffisait de le dire à voix haute – il pouvait être sûr qu’Ahmed allait le rapporter au Palais, le jour même. À l’inverse, certains serviteurs de Hassan II venaient rapporter à mon père des informations « d’en face ». Chacun voulait savoir ce qui se passait de l’autre côté de la rue. C’était un jeu croisé d’espionnage, de contre-espionnage et d’intox.

 

Je garde également le souvenir des conteurs qui vivaient chez nous. Il y avait tout un rituel. Avant de dormir, par exemple, nous allions écouter une histoire. Certains conteurs avaient déjà travaillé pour les sultans Moulay Abdelaziz ou Moulay Hafid, puis pour le roi Mohammed V. C’étaient des érudits pleins d’humour, qui avaient leur franc-parler. Le conteur préféré de mon père était un homme qu’il avait trouvé sur la célèbre place Jemaa el-Fna, à Marrakech. Mon père s’y promenait un jour incognito, lorsqu’il entendit une histoire merveilleuse. Le soir, il envoya une fourgonnette de police pour faire chercher le conteur – une offre d’emploi irrésistible. Ba Jeloul est arrivé à la maison avec un turban et une petite valise, sans savoir ce qu’on lui voulait. Finalement, il était enchanté d’être là, il s’est installé à demeure et tout le monde l’adorait. Il est devenu une institution. Quand il entrait dans une pièce, tout le monde se levait. C’était un homme sans fard. Ainsi, un jour que mon père n’arrivait pas à s’endormir pour la sieste, Ba Jeloul s’énerve, allume la lumière, lui donne un coup de pied et lui dit : « Écoute, tu nous pourris la vie ! Tu n’arrives pas à dormir et tu nous fais tous souffrir. » Tout le monde était d’autant plus stupéfait que, sans doute, tous avaient in petto pensé à peu près la même chose. Mais comment oser donner un coup de pied au prince ? Tout a fini dans un éclat de rire général. Cet homme avait le droit de commettre ce type de transgression car il était entré chez nous avec une djellaba, et il en ressortirait avec une djellaba et rien de plus. Il ne cherchait aucun avantage pour lui, absolument rien. Il incarnait le « vrai Maroc », le pays idéal. Mon père l’a dit d’ailleurs devant tout le monde : « Tu ne m’as jamais rien demandé, Ba Jeloul. Jamais ! Alors, aujourd’hui, je te pose la question : que veux-tu ? Je te le donnerai. Une ferme ? Une voiture ? Ce que tu veux, je te le donne ! » Autour de Ba Jeloul, tout le monde s’est empressé de lui souffler les meilleures réponses : « Dis une ferme ! », « Attends, dis que tu vas réfléchir »… Mais lui s’est retourné, il a baissé son pantalon et s’est écrié : « Sidi, j’ai un problème d’hémorroïdes. Si tu trouvais une solution, ce serait parfait. »

 

En face, chez Hassan II, il y avait aussi des conteurs. Il avait ses maîtres de la parole truculente et gouailleuse, en plus des poètes et savants religieux. Hassan II, après les coups d’État de 1971 et 1972, n’arrivait plus à trouver le sommeil avant le point du jour, vers cinq heures du matin. La nuit, il travaillait, épluchait ses dossiers, fouillait dans ses archives. Il avait l’obsession du détail. En raison de ses insomnies, il se réveillait seulement vers onze heures du matin et faisait une sieste après le déjeuner. Les conteurs lui narraient des histoires en sortant de table, pour préparer son repos. Hassan II aimait la vox populi qu’il entendait dans leurs récits, moins pour la poésie qui s’en dégageait que pour capter l’humeur de son peuple. En retour, il se servait des conteurs pour diffuser des messages vers l’extérieur. Ce n’était donc pas comme chez nous, où mon père s’évadait dans des mondes imaginaires grâce aux conteurs. Chez Hassan II, les conteurs reliaient le souverain au pays réel. Cependant, parfois, les deux frères s’échangeaient leurs conteurs – comme, de nos jours, on se passe le DVD d’un bon film. Quand les conteurs du roi arrivaient chez nous, ils se mettaient à table avec mon père, s’amusaient, buvaient. Pour eux, c’était la détente. À l’inverse, pour Ba Jeloul, c’était l’épreuve du feu, l’ordalie. Une fois, alors qu’il voulait vraiment revenir chez nous, il a dit à Hassan II : « Sidna, je préfère m’en aller chez ton frère, car ici c’est comme à l’hôpital. »

Pourtant, il arrivait que la charité se moque de l’hôpital. Un jour, mal inspiré, mon père a commis la mauvaise blague de rester immobile au fond de notre piscine. Deux serviteurs, occupés à tailler les rosiers, ont arraché leurs tenues et se sont jetés à l’eau pour le « sauver ». Réflexe de courtisans, tout le monde alentour, pour finir une vingtaine de personnes, dont trois qui ne savaient pas nager, les ont suivis pour ne pas être en reste. En remontant à la surface, au milieu d’une foule de sauveteurs se débattant dans sa piscine, mon père ne savait plus s’il fallait en rire ou en pleurer.