Chapitre I21295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 mort. La jeune dame, le regardant, se perçait le sein d’une épée, et les fruits de l’arbre étaient devenus noirs.Jeanne renonçait à comprendre quand elle découvrit dans un coin une bestiole microscopique, que le lapin, s’il eût vécu,aurait pu manger comme un brin d’herbe. Et cependant c’était un lion.Alors elle reconnut les malheurs de Pyrame et de Thisbé 1; et, quoiqu’elle sourît de la simplicité des dessins, elle se sentitheureuse d’être enfermée dans cette aventure d’amour qui parlerait sans cesse à sa pensée des espoirs chéris, et ferait planer, chaque nuit, sur son sommeil, cette tendresse antique et légendaire.Tout le reste du mobilier unissait les styles les plus divers. C’étaient ces meubles que chaque génération laisse dans la famille et qui font des anciennes maisons des sortes de muséesoù tout se mêle. Une commode Louis XIV superbe, cuirassée de cuivres éclatants, était flanquée de deux fauteuils Louis XVencore vêtus de leur soie à bouquets. Un secrétaire en bois de rose faisait face à la cheminée qui présentait, sous un globe rond, une pendule de l’Empire.C’était une ruche de bronze, suspendue par quatre colonnesde marbre au-dessus d’un jardin de fleurs dorées. Un mince balancier sortant de la ruche, par une fente allongée, prome-nait éternellement sur ce parterre une petite abeille 2aux ailes d’émail.Le cadran était en faïence peinte et encadré dans le flanc de la ruche.1.Pyrame et Thisbé :amants légendaires et malheureux de la mythologiegrecque et romaine dont le poète latin Ovide a notamment raconté l’histoire.2.Abeille : emblème de l’Empire, tandis que le lys est celui de l’Ancien Régime.
Chapitre II39204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 Le prêtre s’inclina : « Oui, madame, c’est le fils du vicomte Jean de Lamare, mort l’an dernier. » Alors madame Adélaïde, qui aimait par-dessus tout la noblesse, posa une foule de ques-tions, et apprit que, les dettes du père payées, le jeune homme, ayant vendu son château de famille, s’était organisé un petit pied-à-terre dans une des trois fermes qu’il possédait dans la commune d’Étouvent. Ces biens représentaient en tout cinq à six mille livres de rente ; mais le vicomte était d’humeur économe et sage et comptait vivre simplement pendant deux ou trois ans dans ce modeste pavillon afin d’amasser de quoi faire figure dans le monde pour se marier avec avantage 1sans contracter de dettes ou hypothéquer ses fermes.Le curé ajouta : « C’est un bien charmant garçon ; et si rangé, si paisible. Mais il ne s’amuse guère dans le pays. »Le baron dit : « Amenez-le chez nous, monsieur l’abbé, celapourra le distraire de temps en temps. »Et on parla d’autre chose.Quand on passa dans le salon, après avoir pris le café, le prêtre demanda la permission de faire un tour dans le jardin, ayant l’habitude d’un peu d’exercice après ses repas. Le baron l’accompagna. Ils se promenaient lentement tout le long de la façade blanche du château pour revenir ensuite sur leurs pas. Leurs ombres, l’une maigre, l’autre ronde et coiffée d’un champignon, allaient et venaient tantôt devant eux, tantôt derrière eux, selon qu’ils marchaient vers la lune ou qu’ils lui tournaient le dos. Le curé mâchonnait une sorte de cigarette qu’il avait tirée de sa poche. Il en expliqua l’utilité avec le 1.Se marier avec avantage : épouser une jeune fille qui a une dot importante.
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Une vie28490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 comme des taches, ses contrevents 1frais, d’un blanc d’argent, et ses replâtrages récents sur sa grande façade grisâtre.L’autre façade, celle où s’ouvrait une des fenêtres de Jeanne,regardait au loin la mer, par-dessus le bosquet et la muraille d’ormes 2rongés du vent.Jeanne et le baron, bras dessus bras dessous, visitèrent tout,sans omettre un coin ; puis ils se promenèrent lentement dans les longues avenues de peupliers, qui enfermaient ce qu’on appelait le parc. L’herbe avait poussé sous les arbres, étalant son tapis vert. Le bosquet, tout au bout, était charmant, mêlait ses petits chemins tortueux, séparés par des cloisons defeuilles. Un lièvre partit brusquement, qui fit peur à la jeune fille, puis il sauta le talus et détala dans les joncs marins vers la falaise.Après le déjeuner, comme MmeAdélaïde, encore exténuée, déclarait qu’elle allait se reposer, le baron proposa de descendre jusqu’à Yport.Ils partirent, traversant d’abord le hameau d’Étouvent 3, où se trouvaient les Peuples. Trois paysans les saluèrent comme s’ils les eussent connus de tout temps.Ils entrèrent dans les bois en pente qui s’abaissent jusqu’à la mer en suivant une vallée tournante.Bientôt apparut le village d’Yport. Des femmes qui raccommodaient des hardes 4, assises sur le seuil de leurs demeures, les regardaient passer. La rue inclinée, avec un ruisseau dans le milieu et des tas de débris traînant devant les 1.Contrevents : volets de bois placés à l’extérieur d’une fenêtre.2.Ormes : voir note 1, p. 23.3.Étouvent : village imaginaire.4.Hardes : vêtements usés, déchirés.
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Chapitre I1394 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 Le déluge ne s’apaisait point ; on eût dit même qu’il redou-blait quand la calèche s’avança devant la porte.Jeanne était prête à monter en voiture lorsque la baronne descendit l’escalier, soutenue d’un côté par son mari, et, de l’autre, par une grande fille de chambre forte et bien décou-plée 1comme un gars. C’était une Normande du pays de Caux,qui paraissait au moins vingt ans, bien qu’elle en eût au plus dix-huit. On la traitait dans la famille un peu comme une seconde fille, car elle avait été la sœur de lait 2de Jeanne. Elle s’appelait Rosalie.Sa principale fonction consistait d’ailleurs à guider les pas de sa maîtresse devenue énorme depuis quelques années par suite d’une hypertrophie 3du cœur dont elle se plaignait sans cesse.La baronne atteignit, en soufflant beaucoup, le perron du vieil hôtel, regarda la cour où l’eau ruisselait et murmura : « Ce n’est vraiment pas raisonnable. »Son mari, toujours souriant, répondit : « C’est vous qui l’avez voulu, madame Adélaïde 4. »Comme elle portait ce nom pompeux d’Adélaïde, il le faisait toujours précéder de « madame » avec un certain air de respect un peu moqueur.Puis elle se remit en marche et monta péniblement dans la voiture dont tous les ressorts plièrent. Le baron s’assit à 1.Découplée : bien faite et vigoureuse.2.Sœur de lait : fille qui n’a pas de lien de parenté avec une autre personne maisqui a partagé le lait de la même nourrice. À l’époque, les aristocrates n’allaitaientpas leurs enfants.3.Hypertrophie : développement excessif, anormal, exagéré.4.Madame Adélaïde : Marie-Adélaïde de France (1732-1800) était la pluspittoresque des filles de Louis XV.
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Guy de MaupassantUne vie (1883)et autres récits de destins de femmesTexte intégral suivi d’un dossier critiquepour la préparation du bac françaisCollection dirigéeparJohan FaerberÉdition annotée etcommentée parSimona Crippachercheur etchargée de cours enlittérature française
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Une vie(L’humble vérité.)
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Une vie22322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 Elle se mit à sonner onze heures. Le baron embrassa sa fille, et se retira chez lui.Alors, Jeanne, avec regret, se coucha.D’un dernier regard elle parcourut sa chambre, et puis éteignit sa bougie. Mais le lit, dont la tête seule s’appuyait à la muraille, avait une fenêtre sur sa gauche, par où entrait un flot de lune qui répandait à terre une flaque de clarté.Des reflets rejaillissaient aux murs, des reflets pâles caressantfaiblement les amours immobiles de Pyrame et de Thisbé.Par l’autre fenêtre, en face de ses pieds, Jeanne apercevait un grand arbre tout baigné de lumière douce. Elle se tourna sur le côté, ferma les yeux, puis, au bout de quelque temps, les rouvrit.Elle croyait se sentir encore secouée par les cahots de la voiture dont le roulement continuait dans sa tête. Elle resta d’abord immobile, espérant que ce repos la ferait enfin s’en-dormir ; mais l’impatience de son esprit envahit bientôt tout son corps.Elle avait des crispations dans les jambes, une fièvre qui grandissait. Alors elle se leva, et, nu-pieds, nu-bras, avec sa longue chemise qui lui donnait l’aspect d’un fantôme, elle traversa la mare de lumière répandue sur son plancher, ouvrit sa fenêtre et regarda.La nuit était si claire qu’on y voyait comme en plein jour ; et la jeune fille reconnaissait tout ce pays aimé jadis dans sa première enfance.C’était d’abord, en face d’elle, un large gazon, jaune commedu beurre sous la lumière nocturne. Deux arbres géants se dressaient aux pointes, devant le château, un platane au nord, un tilleul au sud.
Une vie14118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 son côté, Jeanne et Rosalie prirent place sur la banquette à reculons.La cuisinière Ludivine apporta des masses de manteaux qu’on disposa sur les genoux, plus deux paniers qu’on dissi-mula sous les jambes ; puis elle grimpa sur le siège à côté du père Simon ; et s’enveloppa d’une grande couverture qui la coiffait entièrement. Le concierge et sa femme vinrent saluer en fermant la portière ; ils reçurent les dernières recomman-dations pour les malles qui devaient suivre dans une char-rette ; et on partit.Le père Simon, le cocher, la tête baissée, le dos arrondi sous la pluie, disparaissait dans son carrick à triple collet 1.La bourrasque gémissante battait les vitres, inondait la chaussée.La berline 2, au grand trot des deux chevaux, dévala ronde-ment sur le quai, longea la ligne des grands navires dont les mâts, les vergues 3, les cordages se dressaient tristement dans le ciel ruisselant, comme des arbres dépouillés ; puis elle s’engagea sur le long boulevard du mont Riboudet 4.Bientôt on traversa les prairies ; et de temps en temps un saule noyé, les branches tombantes avec un abandonnement de cadavre, se dessinait vaguement à travers un brouillard d’eau. Les fers des chevaux clapotaient et les quatre roues faisaient des soleils de boue.On se taisait ; les esprits eux-mêmes semblaient mouillés comme la terre. Petite mère se renversant appuya sa tête et ferma ses paupières. Le baron considérait d’un œil morne les 1.Carrick à triple collet :ample manteau à trois cols porté par les cochers.2.Berline : véhicule à cheval, fermé, à quatre roues.3.Vergues : pièces de bois placées au travers des mâts pour fixer les voiles.4.Boulevard du mont Riboudet : faubourg à l’ouest de Rouen.
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Chapitre I25407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 suave 1des nuits d’été, tellement unis qu’ils pénétreraient aisément, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu’à leurs plus secrètes pensées.Et cela continuerait indéfiniment, dans la sérénité d’une affection indescriptible.Et il lui sembla soudain qu’elle le sentait là, contre elle ; et brusquement un vague frisson de sensualité lui courut des pieds à la tête. Elle serra ses bras contre sa poitrine, d’un mouvement inconscient, comme pour étreindre son rêve ; et sur sa lèvre tendue vers l’inconnu quelque chose passa qui la fit presque défaillir, comme si l’haleine du printemps lui eût donné un baiser d’amour.Tout à coup, là-bas, derrière le château, sur la route elle entendit marcher dans la nuit. Et dans un élan de son âme affolée, dans un transport de foi à l’impossible, aux hasards providentiels, aux pressentiments divins, aux romanesques combinaisons du sort, elle pensa : « Si c’était lui ? » Elle écou-tait anxieusement le pas rythmé du marcheur, sûre qu’il allaits’arrêter à la grille pour demander l’hospitalité.Lorsqu’il fut passé, elle se sentit triste comme après une déception. Mais elle comprit l’exaltation de son espoir et sourit à sa démence.Alors, un peu calmée, elle laissa flotter son esprit au courant d’une rêverie plus raisonnable, cherchant à pénétrer l’avenir, échafaudant son existence.Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme château qui dominaitla mer. Elle aurait sans doute deux enfants, un fils pour lui, une fille pour elle. Et elle les voyait courant sur l’herbe entre 1.Suave : d’une douceur extrême.
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Une vie16172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 d’Életot 1. Je l’ai vendue pour faire réparer les Peuples où noushabiterons souvent désormais. »Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tran-quillement dans sa poche.C’était la neuvième ferme vendue ainsi, sur trente et une que leurs parents avaient laissées. Ils possédaient cependant encore environ vingt mille livres de rentes 2en terres qui, bienadministrées, auraient facilement rendu trente mille francs par an.Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffis’il n’y avait eu dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, la bonté. Elle tarissait l’argent dans leurs mains comme le soleil tarit l’eau des marécages. Cela coulait, fuyait, disparais-sait. Comment ? Personne n’en savait rien. À tout moment l’un d’eux disait : « Je ne sais comment cela s’est fait, j’ai dépensé cent francs aujourd’hui sans rien acheter de gros. »Cette facilité à donner était du reste un des grands bonheurs de leur vie ; et ils s’entendaient sur ce point d’une façon superbe et touchante.Jeanne demanda : « Est-ce beau, maintenant, mon château ? »Le baron répondit gaiement : « Tu verras, fillette. »Mais peu à peu la violence de l’averse diminuait ; puis ce ne fut plus qu’une sorte de brume, une très fine poussière de pluie voltigeant. La voûte des nuées 3semblait s’élever, blan-chir ; et soudain, par un trou qu’on ne voyait point, un long rayon de soleil oblique descendit sur les prairies.1.Életot : petit village près de Fécamp.2.Rentes : revenus périodiques en dehors du travail. Les aristocrates n’avaientpas le droit de travailler.3.Nuées : gros nuages.
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Une vie18226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 fatiguait sa pensée et elle refermait les yeux, se sentant l’espritcourbaturé comme le corps.Cependant on s’arrêta. Des hommes et des femmes se tenaient debout devant les portières avec des lanternes à la main. On arrivait. Jeanne subitement réveillée sauta bien vite. Père et Rosalie, éclairés par un fermier, portèrent presquela baronne tout à fait exténuée, geignant de détresse, et répé-tant sans cesse d’une petite voix expirante : «Ah ! mon Dieu ! mes pauvres enfants ! » Elle ne voulut rien boire, rien manger,se coucha et tout aussitôt dormit.Jeanne et le baron soupèrent 1en tête-à-tête.Ils souriaient en se regardant, se prenaient les mains à travers la table ; et, saisis tous deux d’une joie enfantine, ils se mirent à visiter le manoir réparé.C’était une de ces hautes et vastes demeures normandes tenant de la ferme et du château, bâties en pierres blanches devenues grises, et spacieuses à loger une race 2.Un immense vestibule séparait en deux la maison et la traversait de part en part, ouvrant ses grandes portes sur les deux faces. Un double escalier semblait enjamber cette entrée,laissant vide le centre, et joignant au premier ses deux montées à la façon d’un pont.Au rez-de-chaussée, à droite, on entrait dans le salon démesuré,tendu de tapisseries à feuillages où se promenaient des oiseaux.Tout le meuble 3, en tapisserie au petit point 4, n’était que l’illus-1.Soupèrent : prirent le repas à une heure tardive.2.Une race :tous les membres d’une même famille.3.Meuble : mobilier.4.Tapisserie au petit point : tissu brodé à la main, passe-temps des dames dela noblesse sous l’Ancien Régime, ainsi que de la bourgeoisie au xixesiècle.